CIVICUS s’entretient avec Ian Tennant sur l’importance de la sauvegarde des droits humains dans le processus en cours d’élaboration d’un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité.
Ian est le président de l’Alliance des ONG pour la prévention du crime et la justice pénale, un vaste réseau d’organisations de la société civile (OSC) qui fait progresser les questions de prévention du crime et de justice pénale en s’engageant dans les programmes et processus pertinents de l’ONU. Il dirige la représentation multilatérale de Vienne et le Fonds de résilience de l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée, une OSC mondiale dont le siège se trouve à Genève et qui se consacre à la recherche, à l’analyse et à l’engagement sur toutes les formes de criminalité organisée et de marchés illicites. Les deux organisations participent en tant qu’observateurs aux négociations du traité des Nations Unies sur la cybercriminalité.
Pourquoi un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité est-il nécessaire ?
Il n’y a pas de consensus sur la nécessité d’un traité des Nations Unies sur la cybercriminalité. Depuis que la question a été soulevée officiellement pour la première fois lors du Congrès des Nations Unies sur la criminalité en 2010, les organes de l’ONU qui prennent par consensus des décisions liées à la cybercriminalité, notamment la Commission des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale (CCPCJ), n’ont pas pu s’accorder sur la nécessité de ce traité. En 2019, cette question a fait l’objet d’un vote à l’Assemblée générale de l’ONU. La résolution lançant le processus vers un traité a été adoptée avec un soutien minoritaire, en raison d’un grand nombre d’abstentions. Néanmoins, le processus progresse maintenant et des États membres de tous bords participent au débat.
La polarisation des positions sur la nécessité du traité s’est traduite par une polarisation des points de vue sur l’étendue du traité : les pays favorables au traité demandent l’inclusion d’un large éventail de crimes cybernétiques, tandis que les pays opposés au traité demandent un traité étroitement ciblé sur les crimes cyberdépendants.
Comment faire pour que le traité ne soit pas utilisé par des régimes répressifs pour réprimer la dissidence ?
L’équilibre entre les mesures efficaces contre la cybercriminalité et les garanties en matière de droits humains est la question fondamentale qui doit être résolue dans le cadre du processus de négociation de ce traité et, pour l’instant, on ne sait pas très bien comment on y parviendra. Le moyen le plus efficace de s’assurer que le traité ne soit pas utilisé pour réprimer la dissidence et d’autres activités légitimes est de veiller à ce qu’il porte sur un ensemble clair de crimes cyberdépendants avec des garanties adéquates et claires en matière de droits humains présentes dans l’ensemble du traité.
En l’absence d’un traité sur les droits numériques, ce traité doit fournir ces garanties et sauvegardes. Sinon, il existe un risque réel qu’en établissant un vaste régime de coopération sans garanties adéquates, le traité soit utilisé par certains États comme un outil d’oppression et de suppression de l’activisme, du journalisme et d’autres activités de la société civile. Or, celles-ci sont essentielles dans toute stratégie efficace de réponse et de prévention de la criminalité.
Dans quelle mesure la société civile peut-elle contribuer au processus de négociation ?
Les négociations du traité ont été ouvertes aux OSC pour qu’elles puissent contribuer au processus par le biais d’une approche qui ne permet pas aux États d’opposer leur veto à des OSC individuelles. Les OSC ont la possibilité d’apporter leur contribution à chaque point de l’ordre du jour, ainsi qu’aux réunions intersessions lors desquelles elles peuvent présenter et mener des discussions avec les États membres. Ce processus est, d’une certaine manière, un modèle que d’autres négociations de l’ONU pourraient suivre comme meilleure pratique.
Les OSC, ainsi que le secteur privé, apportent des perspectives essentielles sur les impacts potentiels des propositions faites dans le cadre des négociations du traité, sur les questions pratiques, sur la protection des données et sur les droits humains. Fondamentalement, les OSC vérifient les faits et fournissent des preuves pour étayer ou contester les arguments avancés par les États membres lorsque des propositions sont faites et que des compromis potentiels sont discutés.
Quels sont les progrès réalisés jusqu’à présent et quels ont été les principaux obstacles aux négociations ?
Officiellement, le comité ad hoc n’a plus que deux réunions à tenir avant l’adoption du traité : une réunion aura lieu en août et l’autre au début de 2024. Le Comité a déjà tenu cinq réunions, au cours desquelles l’ensemble des questions et des projets de dispositions à inclure dans le traité ont été discutés. La prochaine étape consistera en l’élaboration d’un projet de traité par le président, qui sera ensuite débattu et négocié lors des deux prochaines réunions.
Le principal obstacle a été l’existence de différences assez fondamentales dans les visions du traité, qui vont d’un traité large permettant l’incrimination et la coopération pour une gamme variée d’infractions à un traité étroit axé sur les crimes cyberdépendants. À cause de ces différences d’objectifs, le Comité a jusqu’à présent manqué d’une vision commune. Dans les mois à venir, c’est à cette vision que les négociations devront parvenir.
Quelles sont les chances que la version finale du traité respecte les normes internationales en matière de droits humains tout en remplissant son objectif ?
Cela dépend des négociateurs de toutes les parties et de la distance qu’ils sont prêts à parcourir pour parvenir à un accord : c’est cela qui déterminera si le traité a un impact significatif sur la cybercriminalité tout en restant fidèle aux normes internationales en matière de droits humains et à l’éthique générale des Nations Unies en matière de droits humains. Ce serait le résultat optimal, mais compte tenu de l’atmosphère et des défis politiques actuels, il sera difficile à atteindre.
Il est possible que le traité soit adopté sans garanties adéquates et que, par conséquent, seul un petit nombre de pays le ratifie. Cela non seulement diminuerait son utilité, mais également ferait porter les risques en matière de droits sur les seuls pays signataires. Il est également possible que le traité contienne des normes très élevées en matière de droits humains, mais que, là encore, peu de pays le ratifient, ce qui limiterait son utilité pour la coopération mais neutraliserait les risques qu’il présente pour les droits humains.
Contactez l’Alliance des ONG pour la prévention du crime et la justice pénale sur son site web et suivez @GI_TOC et @IanTennant9 sur Twitter.