Union européenne
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DROITS DES MIGRANTS : « L’Europe instrumentalise la souffrance humaine pour dissuader les migrations »
CIVICUS s’entretient de la situation des migrants et des réfugiés en Grèce avec Maya Thomas-Davis, une des personnes chargée de plaidoyer et de communication au Centre Juridique de Lesbos, une organisation de la société civile grecque qui fournit gratuitement des informations juridiques et de l’assistance aux migrants arrivant par la mer à Lesbos, où le centre est basé. Le Centre juridique documente également les violations des droits des migrants, plaide en faveur de voies de migration sûres et légales, et mène des actions de plaidoyer et des litiges stratégiques pour tenir le gouvernement grec, les États membres de l’Union européenne (UE) et les institutions européennes responsables du traitement qu’ils réservent aux migrants.
Photo : Centre Juridique Lesbos @Instagram
Quel type de travail le Centre juridique réalise-t-il et comment a-t-il fait face à la pandémie ?
Le Centre Juridique de Lesbos (LCL) est une organisation civile, juridique et politique à but non lucratif basée sur des principes de solidarité et non de charité. Depuis août 2016, il donne accès à l’information, à l’assistance et à la représentation juridique aux migrants arrivant par la mer sur l’île grecque de Lesbos. Le LCL travaille également pour la justice collective et le changement structurel dans le cadre du mouvement de résistance à l’impérialisme des frontières de l’Europe sur plusieurs fronts, y compris le plaidoyer et les litiges stratégiques. Le LCL a été fondé en réponse à la déclaration UE-Turquie de mars 2016, un accord d’une légalité douteuse par lequel l’Union européenne a transformé des personnes en quête de liberté, de sécurité et de dignité en marchandises et en monnaie d’échange : dans cet acte, elle a accepté de verser 6 milliards d’euros au régime autoritaire d’Erdogan en échange du fait que la Turquie joue le rôle de garde-frontières pour la forteresse Europe. Cet « accord » a transformé l’île de Lesbos en un lieu de détention indéfinie pour les migrants. Le LCL offre de l’accès à l’information et de l’assistance juridique en solidarité avec les migrants pris au piège ici, sans perdre de vue le fait que la migration vers l’Europe est intimement liée au passé et au présent impérialistes du continent, et aux intérêts du capitalisme mondial ; que les violations brutales constatées ici sont toujours des choix politiques ; et que les personnes les plus touchées sont les acteurs politiques les plus importants pour contester le système et monter la résistance.
Le LCL a une politique de la porte ouverte, ce qui signifie que nous ne refusons à personne des informations ou de l’assistance juridique parce que son dossier n’est pas assez « solide » ou ne convient pas à un litige stratégique. Nous maintenons cette position car nous pensons que, au minimum, chacun a le droit de comprendre le cadre juridique auquel il est soumis, notamment dans le contexte du droit d’asile, où les conséquences peuvent être une question de vie ou de mort.
Pour faciliter l’accès à l’information, avant l’introduction des restrictions liées à la COVID-19, le LCL avait organisé régulièrement des sessions d’information de groupe sur les procédures d’asile, en plusieurs langues. C’est certainement un aspect de notre travail pour lequel la pandémie a créé des difficultés. Des mesures de confinement, avec des degrés d’intensité variables, sont en place à Lesbos depuis mars 2020. En raison des contraintes de capacité des bureaux imposées par ces restrictions, il nous a été impossible de continuer à organiser des briefings de groupe. Nous avons réussi à maintenir la politique de la porte ouverte avec des horaires stricts, beaucoup d’entre nous travaillant à domicile au moins une partie du temps, et nous essayons de continuer à fournir un accès plus large à l’information par d’autres moyens, tels que les mises à jour en plusieurs langues sur notre site web et les réseaux sociaux.
Comment la situation des migrants et des réfugiés a-t-elle évolué en 2020 à la suite de la pandémie ?
Alors que la pandémie de COVID-19 se propageait à travers l’Europe, le 1er mars 2020, l’État grec a illégalement suspendu le droit d’asile et a violemment renforcé les frontières. L’UE a fait l’éloge de la Grèce en tant que « bouclier » de l’Europe, et l’Agence européenne pour la gestion des frontières et des côtes, aussi connue sous le nom de Frontex, lui a fourni un soutien matériel croissant. Bien que l’UE se soit livrée pendant de nombreuses années à des violences contre les migrants à ses frontières, les refoulant et leur refusant l’entrée, il semble que les responsables grecs et européens aient cru que la pandémie leur donnerait la couverture parfaite pour intensifier leur attaque contre les migrants en mer Égée, en toute impunité.
Depuis mars 2020, le nombre officiel d’arrivées par la mer en Grèce a considérablement diminué : une baisse de 85% a été signalée par rapport à 2019. Dans le même temps, de nombreux rapports et enquêtes ont révélé que les autorités grecques ont systématiquement recours à la pratique des expulsions collectives, effectuées selon un modus operandi cohérent, avec la complicité avérée de Frontex. Selon tous les témoignages de survivants de ces expulsions, les autorités grecques ont expulsé sommairement des migrants du territoire grec sans enregistrer leur arrivée ni leur faciliter l’accès aux procédures d’asile. Que ce soit au milieu de la mer ou après avoir débarqué sur une île de la mer Égée, les autorités grecques transfèrent de force les migrants dans les eaux turques avant de les abandonner en mer dans des embarcations ou des radeaux de sauvetage inutilisables et en mauvais état, sans se soucier de savoir s’ils vivront ou mourront. Malgré de nombreux rapports, déclarations, enquêtes et dénonciations de cette attaque permanente contre les migrants, les expulsions hors de la frontière égéenne se poursuivent en toute impunité ; en fait, elles constituent la mise en œuvre officieuse des objectifs de l’accord UE-Turquie à un moment où la frontière turque reste officiellement fermée.
Pendant ce temps, à Lesbos, les restrictions liées à la pandémie n’ont fait qu’aggraver la situation de violence policière, de discrimination et de détention massive effective des migrants. Les restrictions liées à la COVID-19, telles que les couvre-feux et l’obligation d’avoir un permis de circuler, ont été appliquées d’une manière discriminatoire injustifiée. Plus récemment, le 15 février 2021, par exemple, le couvre-feu pour la population générale de Lesbos a été levé entre 18h00 et 21h00 ; cependant, pour les migrants vivant dans le camp, un régime de restrictions distinct a été maintenu, et ils ont été soumis à un couvre-feu plus strict à partir de 17h00. En dehors des rendez-vous médicaux ou juridiques, on n’a autorisé qu’un seul membre par famille à quitter le camp une fois par semaine. Même lorsqu’ils fournissent une justification écrite, l’autorisation de quitter le camp leur est souvent refusée arbitrairement. Lors du contrôle des documents et des permis de circulation, ainsi que lors de l’imposition d’amendes, la police cible de manière disproportionnée des personnes racialisées.
Entre-temps, les changements dans le fonctionnement du Bureau régional d’asile et du Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAMA) à Lesbos, qui menaient des entretiens à distance avec les demandeurs de protection internationale, ont entraîné de nouvelles violations de la procédure. Il s’agit notamment des obstacles à l’accès à l’assistance juridique en première instance et au dépôt de recours en temps utile en raison des restrictions de mouvement liées à la pandémie et de l’accès restreint aux bureaux du BEAMA ; de l’incapacité à garantir la confidentialité nécessaire en raison des entretiens téléphoniques ou vidéo à distance menés via des installations inadéquates ; et de l’incapacité à présenter de manière exhaustive les motifs de la demande en raison des interruptions pratiques et techniques des entretiens d’asile.
En ce qui concerne la situation sanitaire, l’État a systématiquement renoncé à évacuer les personnes à risque des camps surpeuplés et insalubres de Lesbos, où les mesures d’éloignement sont impossibles. Comme le précédent camp de Moria, qui a brûlé en septembre 2020, le nouveau centre d’accueil et d’identification de Mavrovouni/Karatepe - également connu sous le nom de « Moria 2.0 » - est impropre à l’habitation humaine. Comme si les conditions d’hébergement, de soins de santé, d’intimité, de nourriture, d’électricité, d’eau courante, de douches chaudes, de toilettes et autres installations hygiéniques n’étaient pas assez mauvaises, depuis 1926 et jusqu’à sa transformation précipitée en camp en septembre 2020, le site de Moria 2.0 était un champ de tir militaire, et le gouvernement grec a admis qu’une forte concentration de plomb avait été trouvée dans des échantillons prélevés sur le site. L’intoxication au plomb provoque des lésions aux organes, des cancers et des troubles du développement chez les fœtus et les enfants. Il n’y a pas de niveau connu d’exposition au plomb qui n’ait pas d’effets nocifs. Dans ces conditions, le fait que l’État grec ne transfère pas les personnes qui sont exposées de manière disproportionnée au danger de mort dans les conditions inhumaines de Moria 2.0 afin de leur offrir des conditions de vie adéquates, est une attaque contre la vie des migrants.
Quelles sont, selon vous, les principales violations des droits des migrants et des réfugiés à Lesbos ?
Le fait que des centaines de personnes ont été, et continuent d’être, enlevées de force puis abandonnées en pleine mer par les autorités grecques sans avoir les moyens d’appeler au secours, dans des embarcations et des radeaux de sauvetage inutilisables, est une forme spectaculaire de violence d’État contre les migrants. Au-delà des violations des droits, la position du LCL est que les éléments constitutifs du modus operandi systématique des expulsions collectives en mer Égée, associés à la nature généralisée et systématique de l’attaque, constituent des crimes contre l’humanité. La pratique des expulsions systématiques en toute impunité révèle à quel point la forteresse Europe traite la vie des migrants comme une chose jetable. C’est le genre de traitement qui a historiquement accompagné la commission de crimes odieux.
Le même mépris pour la vie des migrants est évident dans les conditions qu’ils sont obligés d’endurer dans les camps et les centres de détention de Lesbos. Celles-ci constituent des violations du droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants et à la torture, des droits à la liberté et à la sécurité, à la vie privée et familiale, à un recours effectif, à la non-discrimination et, en bref, à la vie. Ce mépris se révèle dans le fait que les gens sont contraints d’attendre dans les limbes pendant des années, coupés de leur famille, de leurs amis, de leur communauté et de leurs objectifs de vie, incapables d’avancer ou de reculer. On le voit également dans le fait que l’UE accorde de plus en plus de priorité et de fonds à la détention massive et efficace des migrants, par le biais de systèmes de « points chauds », de procédures accélérées aux frontières, d’expulsions forcées, de militarisation des frontières et d’externalisation du contrôle des frontières par le biais d’accords douteux avec des pays tiers, et de la subordination de l’aide et d’autres paquets financiers à la fortification des frontières.
Si la violence des expulsions en mer Égée est scandaleuse et doit être traitée comme telle, elle n’est en aucun cas une aberration dans la logique du régime frontalier européen, qui instrumentalise la souffrance humaine pour dissuader à tout prix les migrations. Même si les normes d’accueil et de procédure requises par le régime d’asile européen commun étaient respectées à Lesbos, de nombreuses personnes seraient encore exclues, et le système resterait violent et fondamentalement insuffisant pour garantir les conditions de développement humain que toutes les personnes méritent. C’est pour cela que, si le LCL continuera à documenter, dénoncer et demander réparation pour les violations systématiques des droits à Lesbos, nous sommes conscients que nous devons en même temps nous organiser pour un changement systémique : le cadre européen des droits humains ne peut pas laisser tomber les personnes qu’il n’a pas été conçu pour protéger.
Quelle est votre position sur les manifestations des réfugiés contre les conditions de vie dans les camps et la suspension des procédures d’asile ?
Le LCL a toujours organisé et agi en solidarité avec la résistance des migrants. Au fil des ans, cela a pris de nombreuses formes, notamment des manifestations, des grèves de la faim, des publications collectives, des assemblées et des occupations. L’État a réagi en tentant de punir collectivement la résistance organisée des migrants à Lesbos. Un exemple en a été celui des 35 de Moria il y a quelques années. Mais il existe de nombreux exemples plus récents. Bien sûr, cette résistance peut être comprise comme un exercice des droits humains, et plus particulièrement des droits aux libertés d’association, de réunion pacifique et d’expression, et en tant qu’organisation légale, c’est l’une des façons dont nous comprenons et soutenons de telles actions. Cependant, à Lesbos - où les droits sont systématiquement violés en toute impunité, où des conditions de misère sont délibérément imposées et où la situation semble toujours s’aggraver au moment même où il semble que rien de pire ne peut être –imaginé- la résistance organisée est aussi, à bien des égards, la seule option qui reste.
De quel type de soutien le LCL aurait-il besoin de la part de la société civile internationale pour continuer à faire son travail ?
L’année dernière, l’État grec a introduit une nouvelle législation sur l’enregistrement des organisations de la société civile, imposant des exigences d’enregistrement et de certification onéreuses et complexes qui constituent des obstacles inutiles et disproportionnés pour les organisations travaillant en solidarité avec les migrants en Grèce. Cela entravera sans aucun doute le travail du LCL, puisque cela a été conçu pour. Le Conseil d’experts en droit des ONG de la Conférence des OING du Conseil de l’Europe a déjà exprimé son inquiétude face à ces nouvelles exigences, et en tant que forme de soutien de la société civile internationale, toute remise en cause de ces mesures serait la bienvenue.
Globalement, le soutien et la solidarité internationale sont nécessaires pour résister à l’environnement de plus en plus hostile aux migrants en Grèce, ainsi qu’à ceux qui travaillent en solidarité avec eux. Les campagnes de désinformation de l’extrême droite, formulant des allégations de criminalité contre les migrants et les organisations de solidarité avec les migrants se reflètent de plus en plus dans la pratique de l'État grec. Ainsi, la police grecque a identifié quatre groupes de défense des droits humains et de solidarité avec les migrants dans le cadre d’une enquête les accusant d’espionnage, de formation et d’appartenance à une organisation criminelle. On peut également citer la poursuite systématique par l’État grec des migrants au motif de facilitation d’entrée ou de sortie illégale ; ou encore sa décision perverse de poursuivre le père d’un garçon de six ans qui s’est tragiquement noyé dans un naufrage près de Samos en novembre 2020, pour avoir mis en danger la vie de son enfant. Autre exemple, sa décision d’engager des poursuites pénales contre une femme qui, en désespoir de cause, s’est immolée par le feu à Moria 2.0 en février 2021. Ces mesures, qui présentent les migrants et ceux qui agissent en solidarité avec eux comme des criminels et des menaces pour la nation, sont le produit d’une tactique délibérée et efficace visant à occulter le fait que ce sont les États qui ont le monopole de la violence, et à détourner l’attention des violations systématiques des droits des migrants qu’ils commettent.
Plus généralement, il ressort des propositions législatives contenues dans le « nouveau » pacte européen sur l’immigration et l’asile que l’UE va tenter d’étendre à toutes les frontières extérieures de l’Europe le modèle qu’elle a déjà testé au laboratoire de Lesbos et dans les autres îles grecques « difficiles ». Ce modèle comprend la détention à l’arrivée, l’accélération des procédures de détention aux frontières sur la base des taux de reconnaissance du droit d’asile basés sur la nationalité, l’utilisation de l’expulsion comme une forme de « solidarité » entre les États membres, et l’extension de l’utilisation des données personnelles et biométriques sur les migrants. Cette année, un nouveau camp « contrôlé » va être construit à Lesbos, dans une zone délibérément éloignée et connue pour le danger des feux de forêt. La solidarité internationale sera toujours notre meilleure arme pour organiser la résistance d’en bas contre toutes ces mesures.
L’espace civique en Grèce est classé « rétréci » par leCIVICUS Monitor.
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HONGRIE : « Les personnes transgenres se voient retirer leurs droits »
Une nouvelle loi, adoptée en Hongrie en pleine pandémie de COVID-19, empêche les personnes transgenres de changer le genre sur leurs documents. CIVICUS s’entretient avec Krisztina Kolos Orbán, au poste de vice-présidence de l’association Transvanilla Transgender, une organisation hongroise qui défend les droits des personnes transgenres. Fondée en tant qu’initiative populaire en 2011, Transvanilla est la seule organisation enregistrée en Hongrie qui se concentre exclusivement sur les droits des personnes transgenres et les questions de non-conformité de genre. Elle milite pour la promotion de la reconnaissance du genre et des soins de santé trans-spécifiques au niveau national. Elle surveille également la discrimination et la violence fondées sur l’expression et l’identité de genre, et facilite l’organisation d’espaces et d’événements communautaires pour accroître la visibilité des questions et des personnes transgenres en Hongrie.
Quelle a été la situation des droits LGBTQI+ en Hongrie ces dernières années ?
En 2012, ILGA Europe a classé la Hongrie au 9ème rang sur 49 pays européens en termes de droits LGBTQI+, mais en 2019, nous avons reculé à la 19ème place et en 2020, nous avons de nouveau chuté à la 27ème place. L’année dernière, c’est la Hongrie qui a connu la plus forte baisse de son classement, et ce pour plusieurs raisons. En 2012, les choses semblaient plutôt positives sur le papier, mais depuis, de nouvelles mesures ont été introduites car le contexte des droits humains a changé. La Hongrie n’a pas fait de progrès ni suivi les recommandations internationales. L’autre facteur est l’énorme recul que nous avons connu ces dernières années. Auparavant, ce gouvernement n’avait pas supprimé les droits des personnes, même s’il avait certainement essayé, et nous savions qu’il ne soutenait pas les droits des personnes LGBTQI+. Mais maintenant nos droits nous sont retirés.
En ce qui concerne les droits des transgenres, notre législation contre la discrimination et les crimes haineux, qui semble être assez bonne, mentionne spécifiquement l’identité de genre. Mais cela n’existe que sur le papier, car jusqu’à présent, aucun crime haineux motivé par l’identité de genre n’a été traduit en justice. De même, il y a eu très peu d’affaires axées sur la lutte contre la discrimination, car la loi n’est pas appliquée. Il n’existe pas de plan d’action national pour lutter contre la discrimination fondée sur l’identité de genre.
Par conséquent, les droits des personnes transgenres n’ont jamais été légalement garantis. En termes de reconnaissance légale du genre et de soins médicaux spécifiques pour les personnes transgenres, il n’existe pas de lois ou de directives nationales. Toutefois, les pratiques se sont améliorées. Depuis 2003, les personnes transgenres peuvent modifier leur certificat de naissance, changer leur identité de genre et leur nom sur la base d’un diagnostic de santé mentale, sans autre intervention médicale. À l’époque, c’était incroyable. Le gouvernement avait promis de légiférer à ce sujet, mais ne l’a pas fait. Jusqu’à présent, aucun gouvernement ne s’est même penché sur la question. En conséquence, il n’existe aucune législation pour soutenir ces procédures administratives, qui n’ont même pas été annoncées sur le site web du gouvernement. Pendant un certain temps, tout allait bien, car la pratique était fiable et les procédures étaient plutôt favorables aux personnes transgenres. Les personnes qui ont fourni les documents requis ont pu changer leur certificat de naissance et le processus a été relativement facile et rapide. Mais le fait que cette pratique ne soit pas protégée par la loi n’est pas un détail mineur. Aujourd’hui, cette pratique a été rendue illégale. C’était un grand pas en arrière.
En 2020, le Parlement a adopté, par 133 voix contre 57, une nouvelle réglementation qui ne reconnaît que le sexe attribué à la naissance et empêche les personnes transgenres de changer légalement de sexe et d’obtenir de nouveaux documents. Les dispositions sont contenues dans l’article 33 d’un projet de loi omnibus qui a été introduit le 31 mars et adopté le 19 mai. L’article 33 est en contradiction non seulement avec les normes internationales et européennes en matière de droits humains, mais aussi avec les précédents arrêts de la Cour constitutionnelle hongroise, qui a clairement indiqué que le changement de nom et d’identité de genre est un droit fondamental des personnes transgenres. En 2016, puis en 2018, le commissaire aux droits fondamentaux a publié des rapports indiquant que les autorités devraient adopter une législation adéquate pour consacrer ce droit fondamental.
Ce changement juridique s’inscrit dans le cadre de l’offensive contre le genre menée par le parti chrétien-démocrate, qui fait partie de la coalition gouvernementale. Ce parti a déjà interdit les études de genre et affirmé que le genre n’existe pas, puisqu’il n’y a même pas de mots distincts pour le sexe et le genre dans la langue hongroise. Cependant, l’année dernière, elle a eu recours à l’utilisation du mot « genre » en anglais pour attaquer le genre en tant que concept. Cela fait donc partie d’une offensive plus large contre la soi-disant « idéologie du genre ». La protection de ce que la nouvelle loi appelle le « sexe à la naissance » fait partie de cette offensive. Au cours des six dernières années, nous avons travaillé à l’élaboration d’une législation sur ces questions et, au départ, nous pensions que les autorités souhaitaient également s’en occuper, mais après un certain temps, il nous est apparu clairement que nos initiatives étaient bloquées.
Il est difficile de travailler avec les autorités. Elles ne nous donnent pas beaucoup d’informations. Nous n’avons pas accès aux fonctionnaires ayant un pouvoir de décision, nous ne pouvons donc parler qu’à des fonctionnaires de rang inférieur, qui ont manifestement peur de nous donner des informations. Il n’y a pas de débat public et la société civile n’est pas impliquée. Nous n’avons pas été consultés sur les changements apportés concernant le Registry Act. Cette proposition émanait du gouvernement, et plus particulièrement des membres chrétiens de la coalition gouvernementale, et était soutenue par des organisations de la société civile (OSC) qui défendent les soi-disant « valeurs familiales ». Le moment choisi a également soulevé de nombreuses questions : pourquoi était-il si important d’aborder cette question en pleine pandémie ? Pourquoi maintenant, et pourquoi de cette manière ?
Quelles sont les principales restrictions aux libertés d’organisation, d’expression et de protestation que connaît la communauté LGBTQI+ hongroise ?
En Hongrie, il existe une loi sur les ONG qui oblige les OSC dont les revenus dépassent un certain montant à s’enregistrer si elles reçoivent des fonds étrangers. Le seuil est relativement bas, si bien que de nombreuses OSC, dont nous-mêmes, doivent s’enregistrer. Il existe une liste des OSC financées par des fonds étrangers qui est publiée et que tout le monde peut consulter. Ce n’est pas un secret que nous recherchons des fonds étrangers parce que nous ne pouvons pas accéder à des fonds en Hongrie. Le gouvernement qualifie les OSC, et notamment celles qui le critiquent, d’« ennemis » du peuple hongrois. Évidemment, cela a également affecté les organisations LGBTQI+.
Il ne s’agit pas seulement de rhétorique. Dans la pratique, le gouvernement ne consulte pas les OSC qui sont indépendantes ou qu’il n’aime pas, notamment notre organisation. Les instructions visant à marginaliser ces organisations viennent du sommet du gouvernement, et si certains fonctionnaires de niveau inférieur peuvent essayer de nouer le dialogue avec nous, ils n’y sont pas autorisés. Comment les OSC peuvent-elles mener des actions de sensibilisation ou traiter avec les autorités si les fonctionnaires n’ont aucun contact avec elles ?
En outre, la plupart des médias sont contrôlés par le gouvernement, et le reste tend à avoir une perspective néolibérale, ce qui en rend généralement difficile l’accès aux organisations ayant un programme différent, comme Transvanilla.
Notre liberté de mener nos activités légitimes est également remise en question. L’année dernière, par exemple, plusieurs attaques ont été perpétrées contre des événements organisés pendant le mois de la Fierté. Un événement de speed dating pour les personnes pansexuelles qui avait été organisé par Transvanilla a été perturbé par des militants d’extrême droite. Nous n’avons pas pu poursuivre l’événement et la police ne nous a pas protégés. Les militants d’extrême droite ont filmé les participants pendant plus d’une heure et nous n’avons pas été autorisés à fermer les portes. Ils agissaient manifestement dans l’illégalité, mais la police n’a pris aucune mesure à leur encontre. Dans d’autres cas, des militants d’extrême droite ont détruit ou endommagé des lieux de réunion. Il s’agissait de situations nouvelles : par le passé, lorsque de telles choses se produisaient, nos événements bénéficiaient d’une protection policière.
Année après année, des tentatives ont également été faites pour interdire les événements de la Fierté, mais les tribunaux ont statué qu’ils ne pouvaient pas être interdits. C’est un combat permanent. Les autorités ont clôturé les itinéraires du défilé des Fiertés sous le prétexte de protéger les marcheurs, mais il s’agissait en fait d’une tentative flagrante de restreindre leurs déplacements.
Comment la communauté LGBTQI+ a-t-elle réagi à l’adoption de la nouvelle loi ?
Cela a été un événement traumatisant parce que c’était clairement une attaque contre nous. Cet amendement ne concerne que les personnes transsexuelles et intersexes qui souhaitent changer leur identité de genre et les personnes trans qui, bien que ne souhaitant pas changer leurs identités de genre, aimeraient tout de même changer leur nom, ce qui n’est plus possible en Hongrie. Mais toutes les personnes LGBTQI+ se sentent désormais comme des citoyens de seconde zone, des parias qui ne sont pas respectés par le gouvernement.
Personnellement, en tant que personne non-binaire, la loi a eu un grand effet sur moi, car mon identité était loin d’être reconnue dans mes documents, et maintenant j’en suis encore plus loin. Beaucoup de mes amis qui étaient sur le point de changer leur identité légale de genre sont dans l’incertitude. Au moins une centaine de dossiers initiés avaient déjà été suspendus au cours des deux dernières années et demie parce que les demandes n’étaient pas évaluées. Ces gens ont perdu tout espoir. Ils sont frustrés et dévastés.
Il y a aussi la peur parce que nous ne savons pas ce qui va suivre, ce qui nous attend. Bien que la loi puisse être contestée, cela pourrait prendre de nombreuses années. Et même si nous nous débarrassons de cette loi, la situation risque de ne pas s’améliorer. Certaines personnes ont des sentiments suicidaires, beaucoup veulent quitter le pays. Une grande partie de la communauté souffre en silence et ne peut faire entendre sa voix. Si quelques activistes ont émergé de cette situation et gagnent en visibilité, la grande majorité souffre dans la solitude de leur foyer. Les gens étaient déjà isolés auparavant, et cela ne va pas s’améliorer. À partir de maintenant, de plus en plus de personnes vont cacher leur identité.
Depuis 2016, des problèmes sont apparus dans les procédures administratives, si bien qu’un nombre croissant de personnes ayant commencé leur transition peuvent avoir une apparence différente du sexe enregistré sur leurs documents. Et si une personne est ouvertement et visiblement transgenre, il lui est difficile de trouver un emploi ; la discrimination fait partie du quotidien. Et maintenant, c’est de pire en pire. Nous avons constaté une augmentation des niveaux de discrimination, non seulement dans l’emploi mais aussi dans la vie quotidienne. En Hongrie, les gens doivent présenter leurs documents d’identité très souvent, vous êtes donc obligé de vous montrer tout le temps. Les gens ne vous croient pas et vous questionnent. Par exemple, récemment, une personne transgenre essayait d’acheter une maison et l’avocat qui rédigeait le contrat a émis des doutes sur sa carte d’identité parce qu’elle ne correspondait pas à sa description de genre.
Compte tenu des restrictions à la liberté de réunion pacifique imposées dans le cadre de la pandémie de COVID-19, quel plaidoyer et quel type de campagnes avez-vous pu développer pour empêcher l’adoption de l’article 33 ?
Chez Transvanilla, nous sommes très stratégiques : nous n’entreprenons que des activités qui peuvent avoir un impact. Par conséquent, nous ne nous concentrons pas sur le contexte hongrois. Au Parlement, l’opposition est impuissante car le Fidesz, le parti du Premier ministre Viktor Orbán, dispose de deux tiers des sièges et peut donc l’emporter à chaque vote. Nous savions également que nous ne pourrions pas mobiliser suffisamment de personnes : il n’était pas possible de sortir en masse dans les rues à cause de la pandémie, ce n’était donc même pas une option. Si cela ne s’était pas produit pendant la pandémie, certaines organisations auraient peut-être essayé d’organiser des protestations. Jusqu’à ce que l’amendement soit proposé, Transvanilla n’a pas soulevé publiquement la question de la reconnaissance légale du genre car nous faisions un plaidoyer silencieux. Le 1er avril, lorsque nous avons entendu parler de cette initiative, nous avons demandé à la communauté internationale d’élever la voix publiquement et d’engager un dialogue multilatéral avec notre gouvernement sur cette question.
Nous avons attiré l’attention internationale, et de nombreuses voix internationales se sont élevées contre la proposition. En avril 2020, nous avons également fait appel au commissaire hongrois aux droits fondamentaux et lui avons demandé de faire tout son possible pour empêcher l’amendement. Bien sûr, nous avons interagi avec les médias internationaux et nationaux. Nous avons lancé une pétition et avons réussi à recueillir plus de 30 000 signatures. Aujourd’hui, nous adressons une nouvelle pétition à l’Union européenne (UE) et nous espérons qu’elle aura un effet.
En bref, nous avons fait appel au médiateur, qui aurait pu intervenir, mais ne l’a pas fait, et nous avons exercé une pression internationale sur le gouvernement, ce qui fonctionne parfois, mais cette fois-ci, cela n’a pas fonctionné. La loi a été adoptée, et le jour de son entrée en vigueur, nous avons déposé deux plaintes auprès de la Cour constitutionnelle. Le tribunal pourrait les rejeter pour n’importe quelle raison, mais nous espérons qu’il ne le fera pas. Dans le même temps, nous faisons pression sur le commissaire aux droits fondamentaux, car il a le pouvoir de demander à la Cour constitutionnelle d’examiner la loi, et s’il le fait, la Cour doit le faire. La pression est très importante et de nombreux acteurs internationaux apportent leur aide, notamment Amnesty International Hongrie, qui a lancé une campagne. Nous avons 23 affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), toutes concernant la reconnaissance du genre, dont les demandeurs sont représentés par notre avocat. Le gouvernement et les autres parties intéressées avaient jusqu’à juin 2020 pour résoudre ces affaires, et s’ils ne le faisaient pas, la Cour devait prendre une décision. En raison de la pandémie de COVID-19, l’échéance pour le gouvernement a été repoussée à septembre 2020, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour nous. Mais compte tenu des antécédents de la Cour européenne des droits de l’homme, nous sommes convaincus qu’elle respectera les droits des personnes transgenres. Nous continuerons à porter des affaires devant ce tribunal et à représenter les personnes qui ont été spécifiquement affectées par cette loi. Nous voulons faire pression sur le tribunal pour qu’il prenne une décision le plus rapidement possible.
Nous continuons également à nous engager auprès des mécanismes des droits humains de l’UE, du Conseil de l’Europe et de l’ONU. Nous avons réussi à ce que de nombreuses OSC signent une déclaration afin de faire pression sur la Commission européenne (CE), qui est restée jusqu’à présent silencieuse sur la question. Nous voulons nous assurer que ce qui s’est passé en Hongrie ne se reproduise pas dans d’autres pays. Nous avons donc créé une alliance de la société civile pour faire passer le message selon lequel, si d’autres gouvernements tentent de faire la même chose, ils se heurteront à une forte résistance. Et, bien sûr, nous essayons toujours de communiquer avec les ministères, bien que nous leur ayons envoyé des lettres et que nous n’ayons pas reçu de réponse.
Comment un gouvernement de plus en plus autoritaire comme celui de la Hongrie peut-il être tenu pour responsable ?
Nous avons essayé de nous engager directement avec le gouvernement pour lui demander des comptes, mais cela n’a pas fonctionné jusqu’à présent. Nous représentons un groupe minoritaire et nous ne pouvons pas lutter seuls contre ce gouvernement. Mais les institutions internationales influencent parfois les actions du gouvernement. Nous espérons qu’une décision de justice de la CEDH ou de la Cour constitutionnelle aura un effet.
Malheureusement, ce que nous avons vu depuis 2010, c’est qu’en raison de la façon dont elle est conçue, l’UE ne peut pas prendre de mesures définitives contre un pays, surtout si ce pays n’est pas seul. Et c’est ce qui se passe dans ce cas, car la Pologne et la Hongrie se soutiennent toujours mutuellement. Les citoyens ont le sentiment que l’UE n’a pas la volonté politique d’agir. Nous continuons sans cesse de répéter que l’UE devrait couper les fonds, car la Hongrie vit grâce à l’argent de l’UE et si l’UE coupe le flux de fonds, le gouvernement commencera à se comporter différemment. Mais l’UE refuse de le faire.
L’UE devrait agir non seulement sur cette législation spécifique, mais aussi sur des questions plus larges liées à l’État de droit et aux droits fondamentaux en Hongrie. Elle devrait faire quelque chose à propos de ses propres États membres, ou alors ne pas faire de commentaires sur les pays tiers. Le fait que la CE ne mentionne pas explicitement la Hongrie est scandaleux. Lorsque la loi d’autorisation a été adoptée à la fin du mois de mars, donnant au Premier ministre Orbán des pouvoirs supplémentaires pour lutter contre la pandémie, la présidente de la CE, Ursula von der Leyen, a fait une déclaration qui faisait clairement référence à la Hongrie, mais sans mentionner le pays nommément, dans la mesure où la Hongrie a également signé la déclaration. La commissaire européenne à l’égalité a récemment été invitée à condamner la Hongrie pour l’amendement visant les personnes transgenres, et elle a refusé de le faire ; elle a préféré parler des droits des transgenres en général. C’est inacceptable.
L’UE ne doit pas se contenter de parler, elle doit aussi agir vis-à-vis de la Hongrie et de la Pologne. Si la CE continue à refuser de s’attaquer à la situation sur le terrain, nous ne savons vraiment pas vers qui nous tourner. Jusqu’à présent, le gouvernement a suivi les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, mais cette année, il a cessé d’obéir aux décisions des tribunaux hongrois, ce qui est très inquiétant. En 2018, une décision de la Cour constitutionnelle dans le cas d’un réfugié transgenre a obligé le Parlement à adopter une législation sur la reconnaissance légale du genre pour les citoyens non hongrois, ce qu’il n’a pas encore fait.
De quel soutien les OSC hongroises ont-elles besoin de la part de la société civile internationale ?
Il est important d’essayer d’unifier les différents mouvements et de servir de pont entre eux, et je pense que les OSC internationales peuvent jouer un rôle à cet égard. En tant qu’organisation transgenre, nous nous occupons des personnes transgenres, mais il y a une immense diversité : il y a des personnes transgenres migrantes, des personnes transgenres roms, des personnes transgenres handicapées, et nous devons tous nous unir. De plus, même si ce sont actuellement les personnes transgenres qui sont visées en Hongrie, nous ne savons pas quel sera le prochain groupe vulnérable sur la liste, et je pense que les OSC internationales devraient se préoccuper de tout le monde. Elles devraient également contribuer à sensibiliser les institutions internationales ; en Hongrie, par exemple, la pression internationale est importante car Orbán se soucie parfois encore de la manière dont le pays est perçu à l’étranger. L’implication de la communauté internationale est donc utile. La société civile internationale peut également contribuer à fournir de bons exemples, car plus la situation des personnes transgenres sera améliorée dans d’autres pays, plus grande sera la honte du gouvernement hongrois. Mais si d’autres pays de l’UE commencent à suivre la Hongrie, alors le gouvernement s’en tirera à bon compte. Des organisations comme CIVICUS peuvent aider à unir la société civile.
L’espace civique en Hongrie est classé « obstrué » par leCIVICUS Monitor. La Hongrie figure également sur notre liste de surveillance de l’espace civique.
Contactez l’association Transvanilla Transgender Association via sonsite web ou son profilFacebook,et suivez@Transvanilla sur Twitter et@transvanilla.official sur Instagram.
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INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : « Il doit y avoir un équilibre entre la promotion de l’innovation et la protection des droits »
CIVICUS parle avec Nadia Benaissa, conseillère en politique juridique chez Bits of Freedom, sur les risques que l’intelligence artificielle (IA) fait peser sur les droits humains et sur le rôle que joue la société civile dans l’élaboration d’un cadre juridique pour la gouvernance de l’IA.
Fondée en 2000, Bits of Freedom est une organisation de la société civile (OSC) néerlandaise qui vise à protéger les droits à la vie privée et à la liberté de communication en influençant la législation et la politique en matière de technologies, en donnant des conseils politiques, en sensibilisant et en entreprenant des actions en justice. Bits of Freedom a également participé aux négociations de la loi de l’Union européenne sur l’IA.
Quels risques l’IA fait-elle peser sur les droits humains ?
L’IA présente des risques importants car elle peut exacerber des inégalités sociales préexistantes et profondément ancrées. Les droits à l’égalité, à la liberté religieuse, à la liberté d’expression et à la présomption d’innocence figurent parmi les droits touchés.
Aux Pays-Bas, nous avons recensé plusieurs cas de systèmes algorithmiques violant les droits humains. L’un de ces cas est le scandale des allocations familiales, dans lequel les parents recevant des allocations pour la garde de leurs enfants ont été injustement ciblés et profilés. Le profilage a surtout touché les personnes racisées, les personnes à faible revenu et les musulmans, que l’administration fiscale a faussement accusés de fraude. Cette situation a entraîné la suspension des allocations pour certains parents et prestataires de soins, ainsi que des enquêtes hostiles sur leurs cas, ce qui a eu de graves répercussions financières.
Un autre exemple est le programme de prévention de la criminalité ‘Top400' mis en œuvre dans la municipalité d’Amsterdam, qui profile des mineurs et des jeunes afin d’identifier les 400 personnes les plus susceptibles de commettre des délits. Cette pratique affecte de manière disproportionnée les enfants des classes populaires et les enfants non-blancs, car le système se concentre géographiquement sur les quartiers à faibles revenus et les quartiers de migrants.
Dans ces cas, le manque d’éthique dans l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle a entraîné une immense détresse pour les personnes concernées. Le manque de transparence dans la manière dont les décisions automatisées ont été prises n’a fait qu’accroître les difficultés dans la quête de justice et de redevabilité. De nombreuses victimes ont eu du mal à prouver les préjugés et les erreurs du système.
Existe-t-il des tentatives en cours pour réglementer l’IA ?
Un processus est en cours au niveau européen. En 2021, la Commission européenne (CE) a proposé un cadre législatif, la loi sur l’IA de l’Union européenne (UE), pour répondre aux défis éthiques et juridiques associés aux technologies de l’IA. L’objectif principal de la loi sur l’IA de l’UE est de créer un ensemble complet de règles régissant le développement, le déploiement et l’utilisation de l’IA dans les États membres de l’UE. Elle cherche à maintenir un équilibre entre la promotion de l’innovation et la protection des valeurs et des droits fondamentaux.
Il s’agit d’une occasion unique pour l’Europe de se distinguer en donnant la priorité à la protection des droits humains dans la gouvernance de l’IA. Cependant, la loi n’a pas encore été approuvée. Une version a été adoptée par le Parlement européen en juin, mais il reste encore un débat final - un « trilogue » - à mener entre la Commission européenne, le Conseil européen et le Parlement européen. La Commission européenne s’efforce d’achever le processus d’ici la fin de l’année afin qu’il puisse être soumis à un vote avant les élections européennes de 2024.
Ce trilogue a des défis considérables à relever pour parvenir à une loi sur l’IA complète et efficace. Les questions controversées abondent, y compris les définitions de l’IA et les catégories à haut risque, ainsi que les mécanismes de mise en œuvre et d’application.
Qu’est-ce que la société civile, y compris Bits of Freedom, apporte à la table des négociations ?
Alors que les négociations sur la loi se poursuivent, une coalition de 150 OSC, dont Bits of Freedom, demande instamment à la CE, au Conseil et au Parlement d’accorder la priorité aux personnes et à leurs droits fondamentaux.
Aux côtés d’autres groupes de la société civile, nous avons activement collaboré à la rédaction d’amendements et participé à de nombreuses discussions avec des membres des parlements européen et néerlandais, des décideurs politiques et diverses parties prenantes. Nous avons fermement insisté sur des interdictions concrètes et solides, telles que celles concernant l’identification biométrique et la police prédictive. En outre, nous avons souligné l’importance de la transparence, de la redevabilité et d’un mécanisme de réparation efficace dans le contexte de l’utilisation des systèmes d’IA.
Nous avons obtenu des résultats significatifs en matière de plaidoyer, notamment l’interdiction de l’identification biométrique en temps réel et a posteriori, une meilleure formulation des interdictions, des évaluations obligatoires de l’impact sur les droits fondamentaux, la reconnaissance de droits supplémentaires en matière de transparence, de redevabilité et de réparation, et la création d’une base de données obligatoire sur l’IA.
Mais nous reconnaissons qu’il y a encore du travail à faire. Nous continuerons à faire pression pour obtenir la meilleure protection possible des droits humains et à nous concentrer sur les demandes formulées dans notre déclaration au trilogue de l’UE. Celles-ci tendent vers l’établissement d’un cadre de redevabilité, de transparence, d’accessibilité et de réparation pour les personnes touchées par ces enjeux, et à la fixation des limites à la surveillance préjudiciable et discriminatoire exercée par les autorités nationales chargées de la sécurité, de l’application de la loi et de l’immigration. Elles s’opposent ainsi au lobbying des grandes entreprises technologiques en supprimant les lacunes qui sapent la réglementation.
Le chemin vers une réglementation complète et efficace de l’IA est en cours, et nous restons déterminés à poursuivre nos efforts pour faire en sorte que le cadre législatif final englobe nos demandes essentielles. Ensemble, nous visons à créer un environnement réglementaire en matière d’IA qui donne la priorité aux droits humains et protège les personnes.
Contactez Bits of Freedom sur sonsite web ou sa pageFacebook, et suivez@bitsoffreedom sur Twitter.
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MIGRATION : « La propagation du COVID-19 n’est pas une excuse pour traiter les personnes vulnérables avec plus de violence »
CIVICUS s’entretient avec Maddalena Avon, coordinatrice de projet au Centre d’études sur la paix (CPS), sur la situation des migrants et des réfugiés en Europe dans le contexte de la pandémie et sur la manière dont la société civile répond à la pression croissante des gouvernements européens hostiles aux frontières.
Le CPS est une organisation de la société civile (OSC) qui promeut la non-violence et le changement social par l’éducation, la recherche, le plaidoyer, les campagnes et l’activisme. Fondée en 1996, elle travaille dans trois domaines : l’asile, l’intégration et la sécurité humaine ; l’éducation à la paix et l’affirmation de la non-violence ; et la lutte contre les inégalités. Le CPS est un membre actif du Border Violence Monitoring Network, un réseau indépendant d’OSC basé principalement dans les Balkans et en Grèce, qui surveille les violations des droits humains aux frontières extérieures de l’Union européenne et plaide pour la fin de la violence à l’encontre des personnes déplacées.
Quelles ont été les principales tendances migratoires en Europe, et plus particulièrement dans les Balkans, pendant la pandémie ?
Le paysage de l’accès à l’asile a radicalement changé depuis l’entrée en vigueur des restrictions mises en place en réponse à la pandémie. Le Border Violence Monitoring Network (BVMN) avait déjà publié des rapports faisant référence à l’asile comme à un ensemble de droits érodés, mais la procédure régulière pour les demandes de protection internationale a été davantage remise en question dans le contexte de l’urgence sanitaire de ces derniers mois.
Premièrement, les mesures de refoulement persistantes aux frontières continuent de priver les personnes de l’accès à la protection internationale, les États procédant à des expulsions collectives. Deuxièmement, les décisions gouvernementales de suspendre ou de fermer les bureaux d’asile sans offrir d’alternative ou de recours efficace ont placé les réfugiés et autres migrants dans une situation de flou et de risque de refoulement. De même, la mise en œuvre de mesures anti-COVID-19 a donné la possibilité à des pays comme la Croatie, la Grèce et la Hongrie de restreindre davantage l’accès aux protections garanties au niveau international.
Au milieu de l’escalade de l’épidémie de COVID-19, l’Union européenne (UE) a lancé son plan d’action conjoint pour les droits humains. Cependant, l’esprit de cette déclaration diverge fortement de la réalité sur le terrain. En particulier, les violations des droits fondamentaux par les États membres de l’UE et les pays tiers qui ont conclu divers accords avec l’UE sur la migration, l’asile et la sécurité des frontières, ainsi que des systèmes de camps financés, se poursuivent. Au lieu d’aider les communautés vulnérables en cette période de précarité, les politiques et les réglementations ont permis le renforcement des frontières de la plupart des États membres, ce qui a eu pour effet d’éroder encore davantage les droits à l’asile, à des procédures régulières et à un traitement humain.
Selon un récent rapport du BVMN, en mars et avril 2020, la Slovénie a connu une diminution du nombre de franchissements irréguliers de la frontière par rapport aux deux premiers mois de 2021 et à la même période en 2019, ce qui s’est traduit par un nombre beaucoup plus faible de personnes détenues dans les postes de police en raison de franchissements irréguliers de la frontière. Toutefois, le nombre d’expulsions collectives vers la Croatie est resté constamment élevé. Début 2020, pendant l’épidémie de COVID-19 et les restrictions qui ont suivi, la Slovénie a continué à refuser systématiquement le droit d’asile et a utilisé son accord de réadmission avec la Croatie - qui l’autorise à remettre des personnes à la police croate s’il existe des preuves qu’elles ont franchi illégalement la frontière au cours des dernières 48 heures - pour expulser un grand nombre de personnes, bien que l’accord de réadmission ne s’applique pas si la personne a demandé l’asile ou est un demandeur d’asile potentiel. Elle a continué à le faire en pleine connaissance du risque élevé de torture et de nouvelles expulsions illégales vers la Bosnie-Herzégovine.
En Croatie, comme ailleurs, la pandémie a changé beaucoup de choses, mais certains éléments, comme le régime d’expulsion, sont malheureusement restés les mêmes. La seule différence est que ces expulsions collectives violentes attirent désormais moins l’attention, car tous les regards sont tournés vers la pandémie et les observateurs des droits humains n’ont pas été autorisés à rester sur le terrain en raison de restrictions sanitaires. Les expulsions et les violences aux frontières ont persisté : dans un cas sur les centaines documentés par le BVMN, un groupe comprenant une personne gravement blessée et un mineur a été battu à coups de matraque par des officiers croates, qui ont également brûlé leurs vêtements, et le groupe a été renvoyé en Bosnie-Herzégovine.
Un phénomène relativement nouveau dans les pratiques de refoulement est le marquage de groupes de personnes avec des bombes de peinture orange, comme le rapporte No Name Kitchen, une organisation de base et membre du BVMN qui fournit une assistance directe aux personnes en déplacement dans les villes frontalières le long de la route des Balkans. Les refoulements en série se sont également poursuivis de la Slovénie à la Croatie, renvoyant les migrants sur le même chemin par lequel ils sont arrivés.
Les rapports faisant état d’une brutalité accrue dans le contexte des refoulements sont inquiétants, compte tenu de l’autonomie accrue que les autorités étatiques ont acquise grâce à la pandémie. Les refoulements sont illégaux et la propagation de la COVID-19 n’est pas une excuse pour traiter les personnes vulnérables avec plus de violence.
Comment le CPS et le BVMN répondent-ils à ces tendances ?
La valeur du travail effectué par le BVMN réside dans l’interconnexion de différentes méthodes : le travail de terrain, qui comprend l’établissement de relations de confiance avec les personnes situées dans les zones frontalières, la collecte de témoignages, et le travail de plaidoyer, qui consiste à demander clairement aux institutions de rendre compte de certaines actions. Le travail juridique est également essentiel lorsque les victimes de violations des droits humains veulent réclamer justice. Chaque membre du BVMN présente une compétence propre dans l’une ou plusieurs de ces méthodes de travail, et notre force collective est de les combiner toutes dans une approche holistique.
Au sein du réseau, le CPS mène des recherches qui alimentent nos efforts de sensibilisation et de plaidoyer sur l’accès au système d’asile, la protection des droits humains des réfugiés, les comportements policiers illégaux, la criminalisation de la solidarité et l’intégration, en mettant l’accent sur l’emploi et l’éducation.
En termes d’intégration, deux de nos grandes réussites ont été le Danube Compass, un outil web qui comprend toutes les informations pertinentes pour l’intégration des migrants et des réfugiés dans la société croate, et notre programme d’éducation non formelle pour les demandeurs d’asile, « Let's Talk about Society » (Parlons de la société), qui offre aux nouveaux membres de notre communauté une introduction à la société et aux institutions croates, les informe sur leurs droits et encourage leur participation active dans la société.
Au sein du réseau, le CPS est un acteur juridique fort, puisque nous avons jusqu’à présent déposé 12 plaintes pénales contre des auteurs inconnus en uniforme de police. Grâce à un contentieux stratégique, nous avons empêché une extradition et réussi à déposer deux plaintes contre la République de Croatie devant la Cour européenne des droits de l’homme. Grâce à notre travail de plaidoyer, plusieurs institutions internationales et européennes, dont l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, ont commencé à remettre en question et à condamner les pratiques des autorités croates.
En raison de notre dénonciation publique des pratiques illégales à l’égard des réfugiés, nous avons subi de fortes pressions et avons été interdits d’accès et de travail dans les centres d’asile. Cela a rendu notre travail plus difficile, mais n’a pas compromis notre autonomie.
Pensez-vous que des progrès ont été réalisés pour tenir Frontex, l’agence européenne des frontières, responsable de son incapacité à protéger les droits humains ?
Frontex a fait face à de graves allégations de violations des droits humains de la part de divers acteurs et institutions, et la société civile s’est unie autour de multiples campagnes et actions sur la question, notamment #DefundFrontex. Avec le soutien de 22 OSC et réseaux de la société civile, dont le BVMN, cette campagne appelle à la suppression de l’agence et à la réorientation de son budget vers la création d’un programme civil européen de sauvetage en mer géré et financé par les gouvernements.
Le principal problème est que Frontex opère dans une zone grise juridique et est considérée comme n’ayant aucune responsabilité pour ses actions : la responsabilité incombe toujours à l’État membre dans lequel Frontex opère. Les règles de l’agence sont rédigées de telle manière qu’elles lui permettent de ne pas avoir à rendre de comptes. Cependant, nous constatons de petits pas vers un changement dans cette direction, par exemple avec l’implication active du bureau du Médiateur européen.
Comment la société civile peut-elle faire pression sur l’UE pour que celle-ci étende son engagement en faveur des droits humains aux migrants et aux réfugiés, et comment peut-elle encourager les États membres à respecter leurs droits ?
L’un des moyens que les membres du BVMN ont trouvé pour unir des forces multiples et faire entendre leurs voix sur des demandes clés est de construire des réseaux transfrontaliers. Nous sommes convaincus que l’implication active de la société civile dans chaque zone frontalière, pays et village peut faire une réelle différence quant à l’influence des citoyens. Il est très important de parler haut et fort des droits des réfugiés et des migrants. Il est également important de relier une variété de luttes qui sont fortement interconnectées et se déroulent au-delà des frontières, comme les luttes liées au changement climatique et aux droits des femmes.
L’espace civique en Croatie est classé « rétréci » par leCIVICUS Monitor.
Contactez le Centre d’études sur la paix (CPS) via sonsite web ou sa pageFacebook, et suivez@CMSZagreb sur Twitter.
Contactez le Border Violence Monitoring Network (BVMN) sur sonsite web ou sa pageFacebook, et suivez@Border_Violence sur Twitter.