crise

  • BURKINA FASO : « La société civile prodémocratie est pratiquement paralysée par l’intensité et la férocité de la répression »

    OusmaneMiphalLankoandeCIVICUS échange avec Ousmane Miphal Lankoandé, Secrétaire exécutif et Coordonnateur du programme de gouvernance et mobilisation citoyenne au Balai Citoyen, sur les droits humains et l’espace civique au Burkina Faso.

    Fondé en 2013, le Balai Citoyen est une organisation de la société civile (OSC) qui mobilise l’action citoyenne pour promouvoir la démocratie, l’intégrité de la gouvernance, la justice et l’état de droit au Burkina Faso.

    Comment les droits humains et les libertés civiques se sont-ils détériorés sous la junte militaire du Burkina Faso ?

    Depuis l’arrivée des militaires en janvier 2022, il y a eu une dégradation manifeste des droits humains et des libertés civiques, un phénomène qui s’est accentué à la suite du second coup d’État survenu en septembre 2022. Toute voix dissidente, divergeant de la ligne officielle du régime militaire, est systématiquement réprimée.

    Pour ce faire, le régime a progressivement mis en place des mesures insidieuses. Initialement, il a suspendu les activités des partis politiques, même après le rétablissement de la Constitution après une suspension temporaire. De plus, certains médias internationaux sont proscrits de diffusion, tandis que certains médias nationaux ont subi des suspensions. Des journalistes et activistes sont soumis à des intimidations et menaces, certains ayant été enlevés. Le sort de certains, notamment deux militants du Balai citoyen, reste inconnu à ce jour.

  • CAMEROUN : « La communauté internationale n’a pas contribué au traitement des causes profondes de la crise anglophone »

     moniqCIVICUS échange avec la chercheuse et écrivaine féministe camerounaise Monique Kwachou au sujet de la crise actuelle dans les régions anglophones du Cameroun. Le conflit a émergé en 2016 à travers une série de griefs juridiques et éducatifs exprimés par la population anglophone du pays, minoritaire au niveau national mais majoritaire dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun.

    Monique est la fondatrice de Better Breed Cameroon, une organisation de la société civile (OSC) travaillant sur le développement et l'émancipation des jeunes, et coordinatrice nationale de la section camerounaise du Forum des éducatrices africaines.

    Quelles ont été les conséquences humanitaires de l’escalade du conflit dans les régions anglophones du Cameroun ?

    La crise dans les régions anglophones du Cameroun a entraîné le déplacement interne de près de 800 000 personnes anglophones, selon lesuivi des organisations humanitaires. De nombreuses personnes émigrent également vers d’autres pays en quête de sécurité. Malheureusement, les civils ont été instrumentalisés et utilisés comme une arme. En conséquence la seule manière pour eux de se protéger est de fuir vers des régions plus sûres, à l'intérieur comme en dehors du pays.

    De même, de nombreuses personnes sont de plus en plus désespérées et n’investissent plus dans les régions anglophones comme elles le faisaient auparavant. Pour vous donner une idée claire de l’insécurité qui règne actuellement dans les régions anglophones, avant de sortir de chez moi, je dois évaluer les risques et décider si ce que je dois faire en vaut la peine.

    Les exécutions illégales et les enlèvements sont désormais monnaie courante et quelque peu normalisés : ils ne nous choquent pas autant qu’autrefois, et il existe une lassitude générale liée au traumatisme qui peut engendrer une apathie dangereuse.

    Actuellement, certaines personnes essaient de faire circuler un hashtag à propos d’un enlèvement récent de membres du clergé et de fidèles catholiques dans la région du Nord-Ouest. Les ravisseurs exigent une rançon de 30 millions de francs CFA (environ 45 000 dollars), mais l’Église hésite d’accepter ces demandes, craignant que si les kidnappeurs sont payés une fois, d’autres personnes seront enlevées dans le futur. Pourtant, la plupart des commentaires sur les réseaux sociaux à propos de cette nouvelle soutiennent le paiement de la rançon puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. C'est la récurrence de telles histoires qui provoque cette apathie.

    Étant donné que les forces de sécuritéont une réputation de violence et qu’elles ont contribué au développement de la crise en brûlant des villages entiers, les gens ne leur font pas confiance non plus.

    En tant qu’enseignante, je pense que l’un des impacts les plus tristes de cette crise est au niveau de l’éducation. Pour l’instant, je pense que personne ne bénéficie d’une éducation de qualité. De nombreuses personnes ont émigré vers d’autres régions, notamment vers Douala, la plus grande ville du Cameroun, et Yaoundé, la capitale. En conséquence, les écoles y sont surpeuplées. Le ratio élèves- enseignants a augmenté et la qualité de l’enseignement a baissé. Dans les régions en crise, chaque grève et chaque couvre-feu met en suspens l’avenir des élèves et affecte potentiellement leur bien-être psychologique.

    Que faudra-t-il faire pour désescalader la situation ?

    Je pense que le gouvernement sait déjà ce qu’il faut faire pour que la situation s’apaise. Edith Kahbang Walla, du parti de l’opposition Parti du Peuple Camerounais, a présenté un processus de désescalade et de transition politique pacifique, étape par étape. Mais le problème est que le parti au pouvoir ne veut pas de transition. Or, vu qu'il semblerait qu'ils prévoient de rester perpétuellement au pouvoir, ils feraient mieux d’apporter des changements qui conviennent à toutes les régions du Cameroun.

    Des mesures extrêmes ont été adoptées pour attirer l’attention sur les problèmes rencontrés par les Camerounais anglophones. Les régions anglophones maintiennent les journées de « ville morte » tous les lundis, arrêtant les activités pendant un jour pour protester contre les autorités. Ces jours-là, les écoles ne fonctionnent pas et les entreprises restent fermées. L’objectif initial était de montrer du soutien aux enseignants et aux avocats en grève, mais cette pratique commence à avoir un impact négatif sur la vie des habitants des régions anglophones.

    Si le gouvernement envisageait une meilleure stratégie pour négocier avec les sécessionnistes, la situation pourrait être traitée efficacement. Malheureusement, le gouvernement a rendu la négociation impossible depuis le début de la crise en arrêtant les manifestants. Avec qui le gouvernement va-t-il alors dialoguer ? Ils soutiennent qu’ils ne négocieront pas avec les terroristes, tout en oubliant que c'est eux qui ont créé le monstre. Ils doivent reconnaître les causes profondes du problème, sinon ils ne pourront pas le résoudre.

    À quels défis la société civile doit-elle faire face en plaidant pour la paix ?

    La société civile est doublement victime du conflit en cours. Étant donné que les OSC se concentrent en ce moment sur l'action humanitaire, leurs activités axées sur le développement ont été grandement affectées par la crise et laissées de côté.

    D’une part, le gouvernement est en train de saper l’activisme des populations anglophones par le biais d'arrestations et de restrictions de la liberté d’expression, tant sur Internet comme hors Internet. Il est dangereux de dénoncer le gouvernement et l'action des militaires dans les régions anglophones. Par exemple, la journaliste Mimi Mefo a été arrêtée pour avoir fait un reportage sur l’activité militaire et a dû quitter le Cameroun parce que sa vie était menacée.

    D’autre part, les militants pacifistes qui préconisent le retour des enfants à l’école sont attaqués par des groupes sécessionnistes qui pensent que ces demandes seront instrumentalisées par le gouvernement. Des hôpitaux ont été attaqués à la fois par les militaires et par les groupes armés sécessionnistes parce qu’ils ont aidé l’un ou l’autre.

    Outre le défi du danger auquel les membres des OSC sont confrontés dans le cadre de leur travail, un autre défi est celui de l'articulation de messages pour la paix et la résolution de la crise sans être identifié comme pro-gouvernemental ou pro-sécessionniste. Cela s'accentue par le fait que les médias tentent de dépeindre le conflit comme si c'était tout noir ou blanc. Cela n’a pas été une tâche facile. Les ressources limitées rendent également difficile le travail tendant à la consolidation de la paix.

    Comment la communauté internationale peut-elle soutenir la société civile camerounaise ?

    Pendant la crise, les organisations humanitaires ont commencé à se rendre visibles dans les régions anglophones. Cependant, l’aide des organisations humanitaires ne répond qu'aux symptômes du problème, et non à sa cause profonde : ce n'est pas une façon de résoudre la crise. Je n’ai pas vu la communauté internationale aider le Cameroun à s’attaquer aux causes profondes du conflit. Ce serait constructif, par exemple, d’aider à tracer la vente d'armes aux deux camps. Nos principaux partenaires internationaux pourraient également utiliser leur influence pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il s’oriente vers un véritable dialogue inclusif et garantisse l’adoption de solutions efficaces à la crise.


     L’espace civique au Cameroun est classé comme « réprimé » par leCIVICUS Monitor.

    Contactez Monique Kwachou sur sonsite internet et suivez@montrelz sur Twitter.

  • CAMEROUN : « Le mécontentement de la communauté anglophone doit être abordé à travers des discussions sérieuses avec toutes les parties »

    DibussiTandeCIVICUS échange avec l’écrivain et activiste numérique camerounais Dibussi Tande au sujet de la crise actuelle dans les régions anglophones du Cameroun. Le conflit a commencé en 2016 dû à une série de griefs juridiques et éducatifs exprimés par la population anglophone du pays, minoritaire au niveau national mais majoritaire dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun.

    Dibussi est l’auteur deScribbles from the Den. Essays on Politics and Collective Memory in Cameroon. Il tient également un blog où il partage des nouvelles et des analyses de la situation au Cameroun. 

    Quelles ont été les conséquences humanitaires de l’escalade du conflit au Cameroun ?

    Le principal problème humanitaire concerne le déplacement de centaines de milliers de personnes fuyant le conflit. Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), en août 2021 on comptait 712 800 personnes déplacées internes (PDI), à savoir déplacées à l’intérieur du pays. Bien que depuis certaines soient retournées, il reste encore plus d’un demi-million de PDI à travers le Cameroun.

    Aujourd’hui, les besoins prioritaires des personnes déplacées et des rapatriés sont le logement ainsi que l’accès aux soins de santé, à l’alimentation, à l’eau et à l’éducation. Cependant, l’aide n’a pas été facilement accessible, ce qui explique pourquoi ce conflit a été classé à plusieurs reprises comme l’une des crises de déplacement les plus négligées depuis 2019.

    N’oublions pas que l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés compte 82 000 réfugiés camerounais supplémentaires enregistrés au Nigeria. De plus, il y a des millions de personnes piégées dans des zones de conflit et prises entre deux feux, ce qui pourrait conduire vers une crise humanitaire catastrophique.

    Que faut-il faire pour désescalader le conflit ?

    C’est très simple. Tout d’abord, les parties impliquées dans le conflit doivent être prêtes à oublier l’option militaire, qui n’a jusqu’à présent rien résolu, et à rechercher plutôt une solution pacifique. Il ne peut y avoir de véritable désescalade tant qu’elles n’auront pas donné un sens aux demandes aujourd’hui ridiculisées tendant à un « dialogue national inclusif ». Or celles-ci, sont devenues banales et constituent désormais une excuse pour l’inaction. Cela dit, je pense que la responsabilité incombe en premier lieu au gouvernement camerounais, qui dispose des ressources nécessaires pour au moins entamer un véritable dialogue.

    Deuxièmement, la communauté internationale doit revoir son approche au conflit. Jusqu’à présent, toutes les tentatives de médiation internationale, telles que le processusde facilitationsuisse dans le cadre duquel le gouvernement suisse a organisé des pourparlers, ont stagné pendant des années ou ont tout simplement échoué. La communauté internationale doit intensifier la pression sur toutes les parties, y compris en menaçant tant avec des sanctions individuelles comme collectives si l’obstination persiste. Sans cette double approche, il n’y aura pas de désescalade à portée du regard.

    A quels types de défis la société civile s’affronte-t-elle dans le cadre du plaidoyer pour la paix ?

    La société civile est confrontée à de nombreux défis. Tout d’abord, les organisations de la société civile (OSC) ont un accès limité aux zones de conflit. Elles doivent également faire face à une situation délicate entre le gouvernement et les groupes ambazoniens qui luttent pour l’indépendance de l’Ambazonie, un État autoproclamé dans les régions anglophones, dans laquelle chacun des deux camps les accuse régulièrement de soutenir l’autre. Ainsi, même quand la société civile accède aux zones de conflit, elle opère avec des ressources (financières et autres) très limitées.

    Cela dit, l’hostilité du gouvernement constitue le principal obstacle à leurs activités. Les OSC locales se plaignent régulièrement d’intimidation et de harcèlement de la part des autorités camerounaises lorsqu’elles tentent de travailler dans les zones de conflit. En 2020, par exemple, le ministre de l’Administration Territoriale a accusé les OSC locales de coopérer avec les OSC internationales pour alimenter le terrorisme au Cameroun. Il a affirmé que ces « ONG téléguidées » avaient reçu 5 milliards de francs CFA (environ 7,4 millions de dollars) pour minimiser les atrocités commises par les groupes séparatistes tout en publiant des informations fabriquées sur l’armée camerounaise.

    Les groupes humanitaires internationaux tels que Médecins sans frontières (MSF) ont également subi la colère du gouvernement. En 2020, le Cameroun a suspendu MSF de ses activités dans la région du Nord-Ouest après l’avoir accusé d’entretenir des relations de complicité avec les séparatistes. En mars 2022, MSF a suspendu ses activités dans la région du Sud-Ouest suite à l’arrestation de quatre de ses employés pour avoir prétendument collaboré avec des séparatistes. MSF s’est plaint de la confusion du gouvernement entre l’aide humanitaire neutre, indépendante et impartiale, et la collusion avec les groupes séparatistes.

    Quelles étaient les attentes des Camerounais anglophones pour le 1er octobre, proclamé « Jour de l’indépendance » dans les régions anglophones ?

    Les Camerounais anglophones avaient différentes attentes en fonction de leur idéologie politique. Pour les indépendantistes, l’objectif est tout simplement l’indépendance de l’ancien territoire sous mandat britannique, le Southern Cameroons. De leur point de vue toute négociation avec le gouvernement doit donc porter sur les modalités pour mettre fin à l’union et non sur la question de savoir si l’union doit continuer.

    Mais d’autres segments de la population croient toujours en une république camerounaise bilingue, bien que sous d’autres accords et agencements politiques. Les fédéralistes pensent que les attentes des anglophones seront satisfaites si le pays revient au système fédéral qui existait entre 1961 et 1972. Ce système offrait à l’ancien Southern Cameroons britannique des protections constitutionnelles au sein d’une république fédérale, notamment le droit d’avoir son propre gouvernement, un corps législatif élu, un système judiciaire indépendant, un système de gouvernement local dynamique et le contrôle étatique du système éducatif.

    Le gouvernement camerounais n’a accédé ni aux demandes radicales des indépendantistes ni aux demandes comparativement modérées des fédéralistes. Au lieu de cela, il va de l’avant avec une politique de « décentralisation » qui, en accordant un pouvoir symbolique aux régions, finit par ne même pas aborder le soi-disant « problème anglophone ».

    Que devrait faire le gouvernement camerounais pour assurer la reconnaissance des droits des Camerounais anglophones ?

    Dans un premier temps, le gouvernement devrait abandonner ses politiques palliatives et largement cosmétiques pour résoudre le conflit, car celles-ci ne font qu’ajouter au ressentiment dans la région. Tel est le cas, par exemple, du « statut spécial » accordé aux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, qui était censé reconnaître leur « particularité linguistique et leur patrimoine historique ». Cependant, cette approche hautement critiquée n’accorde pas le pouvoir d’influencer ou de déterminer les politiques dans des domaines clés tels que l’éducation, la justice et le gouvernement local, où cette « particularité » a le plus besoin d’être protégée.

    Les origines historiques et constitutionnelles du mécontentement des communautés anglophones au sein de la république bilingue du Cameroun sont bien documentées. Ce mécontentement doit être abordé par le biais d’une approche holistique qui inclut des discussions sérieuses avec toutes les parties, allant des fédéralistes aux indépendantistes. Le dialogue est un voyage, pas une destination. Il est maintenant temps de commencer ce voyage, même s’il est tortueux, frustrant et difficile, et malgré la méfiance, le ressentiment et l’animosité qui sont profondément ancrés entre les parties.

    Comment la communauté internationale peut-elle soutenir la société civile camerounaise et aider à trouver une solution ?

    La société civile camerounaise a besoin, entre autres, de ressources financières et matérielles pour fournir adéquatement l’assistance humanitaire aux personnes déplacées ainsi qu’aux personnes vivant dans les zones de conflit. C’est dans ce cadre que la communauté internationale peut participer. Cependant, l’aide internationale est une arme à double tranchant étant donné que le gouvernement camerounais est suspicieux et hostile envers les OSC locales qui ont des partenaires internationaux, et en particulier celles qui critiquent la façon dont le gouvernement a géré le conflit jusqu’à présent. La société civile a également besoin de ressources pour documenter de manière précise et adéquate ce qui se passe sur le terrain, y compris les crimes de guerre et les violations des lois internationales relatives aux droits humains.

    Les OSC devront trouver un moyen de convaincre tant le gouvernement comme les groupes ambazoniens, qui se méfient également de leurs activités, qu’elles sont des intermédiaires honnêtes. Si elles parviennent à prouver qu’elles ne sont pas des acteurs partiaux, cela leur permettrait de jouer un rôle central dans la recherche d’une solution au conflit. À ce stade cela représente toutefois une tâche herculéenne, voire impossible. Pour l’instant, la société civile demeurera sur la corde raide entre le gouvernement et les indépendantistes, tout en faisant des promesses qu’elle ne peut pas tenir aux personnes touchées par le conflit.

    En ce qui concerne la recherche internationale d’une solution, il y a eu beaucoup plus de tergiversations, tant de la part de l’Union Africaine comme de l’ONU, que de véritables actions. Jusqu’à présent, la communauté internationale a adopté une attitude essentiellement réactive face au conflit. Des déclarations de détresse suivies d’appels creux à un dialogue inclusif ont été publiées après chaque atrocité. Cela s’ensuit par du silence jusqu’à la prochaine tragédie. Les parties sont donc peu incitées au dialogue, surtout lorsque chacune d’entre elles croit, à tort ou à raison, qu’elle prend le dessus sur le plan militaire.

    L’espace civique au Cameroun est classé « réprimé » par leCIVICUS Monitor.

    Prenez contact avec Dibussi Tande sur sonsite web ou sa pageFacebook, et suivez@dibussi sur Twitter.

  • HAÏTI : « Il est possible de passer de l’ingérence étrangère à un véritable leadership du peuple haïtien »

    Ellie Happel

    CIVICUS s’entretient avec Ellie Happel, professeur de la Global Justice Clinic et directrice du Haiti Project à la New York University School of Law. Ellie a vécu et travaillé en Haïti pendant plusieurs années, et son travail se concentre sur la solidarité avec les mouvements sociaux en Haïti et la justice raciale et environnementale

    Quels ont été les principaux développements politiques depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021 ?

    En tant qu’Américaine, je voudrais commencer par souligner le rôle que le gouvernement américain a joué dans la création de la situation actuelle. L’histoire des interventions étrangères improductives et oppressives est longue.

    Pour comprendre le contexte de la présidence de Moïse, il faut toutefois remonter au moins à 2010. Après le tremblement de terre qui a dévasté Haïti en janvier 2010, les États-Unis et d’autres acteurs extérieurs ont appelé à la tenue d’élections. Les gens n’avaient pas leur carte de vote ; plus de deux millions de personnes avaient perdu leur maison. Mais les élections ont eu lieu. Le gouvernement américain est intervenu au second tour des élections présidentielles haïtiennes, en appelant le candidat et fondateur du parti PHTK, Michel Martelly, à se présenter au second tour. Martelly a été élu par la suite.

    Pendant la présidence de Martelly, nous avons assisté à un déclin des conditions politiques, économiques et sociales. La corruption était bien documentée et endémique. Martelly n’a pas organisé d’élections et a fini par gouverner par décret. Il a choisi lui-même Moïse pour successeur. Le gouvernement américain a fortement soutenu les administrations de Martelly et de Moïse malgré l’augmentation de la violence, la destruction des institutions gouvernementales haïtiennes, la corruption et l’impunité qui ont eu lieu sous leur règne.

    La mort de Moïse n’est pas le plus gros problème auquel Haïti est confronté. Pendant son mandat, Moïse a effectivement détruit les institutions haïtiennes. Le peuple haïtien s’est soulevé contre le régime du PHTK en signe de protestation, et il a été accueilli par la violence et la répression. Il existe des preuves de l’implication du gouvernement dans des massacres de masse de personnes dans des régions connues pour leur opposition au PHTK.

    Deux semaines avant l’assassinat de Moïse, un militant de premier plan et une journaliste très connue ont été assassinés en Haïti. Diego Charles et Antoinette Duclair demandaient des comptes. Ils étaient actifs dans le mouvement visant à construire un Haïti meilleur. Ils ont été tués en toute impunité.

    Il est clair que la crise actuelle n’a pas pour origine l’assassinat de Moïse. Elle est le résultat de l’échec des politiques étrangères et de la façon dont le gouvernement haïtien a réprimé et stoppé les manifestations de l’opposition qui demandait des comptes pour la corruption et la violence, et qui exigeait le changement.

    Ce qui me donne actuellement de l’espoir, c’est le travail de la Commission pour une solution haïtienne à la crise, qui a été créée avant l’assassinat de Moïse. La Commission est un large groupe de partis politiques et d’organisations de la société civile (OSC) qui se sont réunis pour travailler collectivement à la reconstruction du gouvernement. C’est l’occasion de passer de l’ingérence étrangère à un véritable leadership du peuple haïtien.

    Quel est votre point de vue sur le report des élections et du référendum constitutionnel, et quelles sont les chances que des votes démocratiques aient lieu ?

    Dans le climat actuel, les élections ne sont pas la prochaine étape pour résoudre la crise politique d’Haïti. Les élections ne devraient pas avoir lieu tant que les conditions d’un vote équitable, libre et légitime ne sont pas réunies. Les élections de ces 11 dernières années démontrent qu’elles ne sont pas un moyen automatique de parvenir à une démocratie représentative.

    Aujourd’hui, la tenue d’élections se heurte à de nombreux obstacles. Le premier est celui de la gouvernance : les élections doivent être supervisées par un organe de gouvernance légitime et respecté par le peuple haïtien. Il serait impossible pour le gouvernement de facto d’organiser des élections. Le deuxième problème est la violence des gangs. On estime que plus de la moitié de Port-au-Prince est sous le contrôle des gangs. Lorsque le conseil électoral provisoire a préparé les élections il y a quelques mois, son personnel n’a pas pu accéder à un certain nombre de centres de vote en raison du contrôle exercé par les gangs. Troisièmement, les électeurs haïtiens éligibles devraient avoir des cartes d’identité d’électeur.

    Le gouvernement américain et d’autres acteurs doivent affirmer le droit du peuple haïtien à l’autodétermination. Les États-Unis ne devraient ni insister ni soutenir des élections sans preuve de mesures concrètes pour garantir qu’elles soient libres, équitables, inclusives et perçues comme légitimes. Les OSC haïtiennes et la Commission indiqueront quand les conditions sont réunies pour des élections libres, équitables et légitimes.

    Y a-t-il une crise migratoire causée par la situation en Haïti ? Comment peut-on relever les défis auxquels sont confrontés les migrants haïtiens ?

    Ce que nous appelons la « crise migratoire » est un exemple frappant de la manière dont la politique étrangère et la politique d’immigration des États-Unis à l’égard d’Haïti ont longtemps été affectées par le racisme anti-Noir.

    De nombreux Haïtiens qui ont quitté le pays après le tremblement de terre de 2010 se sont d’abord installés en Amérique du Sud. Beaucoup sont repartis par la suite. Les économies du Brésil et du Chili se sont détériorées, et les migrants haïtiens se sont heurtés au racisme et au manque d’opportunités économiques. Des familles et des individus ont voyagé vers le nord, à pied, en bateau et en bus, en direction de la frontière entre le Mexique et les États-Unis.

    Depuis de nombreuses années, le gouvernement américain ne permet pas aux migrants haïtiens et aux autres migrants d’entrer aux États-Unis. Il expulse des personnes sans entretien de demande d’asile - un entretien de « crainte fondée », qui est requis par le droit international - vers Haïti.

    Le gouvernement américain doit cesser d’utiliser le titre 42, une disposition de santé publique, comme prétexte pour expulser des migrants. Le gouvernement américain doit au contraire offrir une aide humanitaire et soutenir le regroupement familial et la relocalisation des Haïtiens aux États-Unis.

    Il est impossible de justifier une expulsion vers Haïti à l’heure actuelle, pour les mêmes raisons que le gouvernement américain a déconseillé aux citoyens américains de s’y rendre. On estime à près de 1 000 le nombre de cas documentés d’enlèvement en 2021. Des amis expliquent que tout le monde est en danger. Les enlèvements ne sont plus ciblés, mais des écoliers, des marchands de rue et des piétons sont pris en otage pour exiger de l’argent. Le gouvernement américain a non seulement déclaré qu’Haïti n’était pas un pays sûr pour les voyages, mais en mai 2021, le ministère américain de la sécurité intérieure a désigné Haïti comme bénéficiaire du statut de protection temporaire, permettant aux ressortissants haïtiens admissibles résidant aux États-Unis de demander à y rester parce qu’Haïti ne peut pas rapatrier ses ressortissants en toute sécurité.

    Les États-Unis doivent mettre fin aux déportations vers Haïti. Les États-Unis et d’autres pays d’Amérique doivent commencer à reconnaître, traiter et réparer la discrimination anti-Noir qui caractérise leurs politiques d’immigration.

    Que devrait faire la communauté internationale, et en particulier les États-Unis, pour améliorer la situation ?

    Premièrement, la communauté internationale devrait suivre l’exemple des OSC haïtiennes et s’engager de manière sérieuse et solidaire avec la Commission pour une solution haïtienne à la crise. Daniel Foote, l’envoyé spécial des États-Unis pour Haïti, a démissionné en signe de protestation huit semaines après son entrée en fonction ; il a déclaré que ses collègues du département d’État n’étaient pas intéressés par le soutien de solutions dirigées par les Haïtiens. Les États-Unis devraient jouer le rôle d’encourager la recherche d’un consensus et de faciliter les conversations pour faire avancer les choses sans interférer.

    Deuxièmement, toutes les déportations vers Haïti doivent cesser. Elles ne sont pas seulement des violations du droit international. Elles sont aussi hautement immorales et injustes.

    Les étrangers, y compris moi-même, ne sont pas les mieux placés pour prescrire des solutions en Haïti : nous devons plutôt soutenir celles créées par le peuple haïtien et les organisations haïtiennes. Il est temps pour le peuple haïtien de décider de la voie à suivre, et nous devons le soutenir activement, et le suivre.

    L’espace civique en Haïti est classé « réprimé » par leCIVICUS Monitor.

    Suivez@elliehappelsur Twitter.

  • HAÏTI : « La société civile doit s’impliquer car les acteurs politiques ne peuvent pas trouver de solution à nos problèmes »

    Monique ClescaCIVICUSéchange avec Monique Clesca, journaliste, défenseuse de la démocratie et membre de la Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise (CRSC), à propos de la crise actuelle en Haïti et des appels à l’intervention étrangère.

    La CRSC, également connue sous le nom de Groupe Montana, est un groupe d’organisations et de leaders civiques, religieux et politiques qui se sont réunis au début de l’année 2021. Le groupe a promu l’Accord de Montana à la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021. Cet accord mettait en place un gouvernement provisoire de deux ans pour succéder à Ariel Henry, le Premier ministre par intérim. De plus, il prévoyait l’organisation d’élections dès que possible, ainsi qu’une feuille de route pour réduire l’insécurité, faire face à la crise humanitaire et répondre aux demandes de justice sociale. Le Bureau de suivi de l’Accord de Montana continue d’assurer le suivi de cette feuille de route.

    Quelles sont les causes de la crise actuelle en Haïti ?

    Les gens semblent associer la crise à l’assassinat du président Moïse, mais elle a commencé bien avant en raison de plusieurs problèmes sous-jacents. Il s'agit certes d'une crise politique, mais plus profondément on fait face à une crise sociale. Depuis de nombreuses décennies, la majorité de la population haïtienne subit les effets de profondes inégalités. Les écarts sont énormes en termes de santé et d’éducation, d’où la nécessité de justice sociale. Le problème va bien au-delà des questions politiques, constitutionnelles et humanitaires les plus visibles.

    Au cours de la dernière décennie, différents gouvernements ont tenté de saper les institutions de l’État afin de faire prévaloir un système corrompu : il n’y a pas eu d’élections transparentes ni d’alternance, avec trois gouvernements successifs du même parti politique. L’ancien président Michel Martelly a reporté à deux reprises les élections présidentielles, gouvernant par décret pendant plus d’un an. En 2016, des allégations de fraude ont été soulevées contre Moïse, son successeur, qui a dissous le Parlement pendant son mandat sans jamais organiser des élections. Il a aussi révoqué plusieurs juges de la Cour suprême et a politisé la police.

    Il a également proposé un référendum constitutionnel, qui a été reporté à plusieurs reprises et qui est clairement inconstitutionnel. La Constitution de 1987 énonce les modalités du droit d'amendement, donc en tentant de la réécrire, Moïse a choisi la voie anticonstitutionnelle.

    Lorsque Moïse a été tué, Haïti faisait déjà face à la faiblesse des institutions, à la corruption massive, et à l’absence d’élections et de renouvellement de la classe politique qu’il avait accentué.À la suite de son assassinat la situation s’est encore aggravée, car à l'absence du Président s'ajoutait le manque d’opérationnalité de l'organe judiciaire et législatif. Nous avons connu, et continuons de connaître, une véritable crise constitutionnelle.

    Ariel Henry, l’actuel Premier ministre par intérim, n’a clairement aucun mandat. Moïse l’a nommé Premier ministre successeur deux jours avant son décès, sans même laisser une lettre de nomination signée.

    Qu’a proposé le Groupe Montana pour sortir de cette crise ?

    En début 2021 le Groupe Montana s’est fondé sur l'idée que la société civile devait s’impliquer car les acteurs politiques ne pouvaient pas trouver de solution aux problèmes d’Haïti. Un forum de la société civile a donc formé une commission qui a travaillé pendant six mois pour créer un dialogue et tenter de dégager un consensus en s’adressant à tous les acteurs politiques, ainsi qu’aux organisations de la société civile. Grâce à toutes ces contributions, nous avons abouti à un projet d’accord qui a été finalisé et signé par près d’un millier d’organisations et de citoyens : l’Accord de Montana.

    Nous avons élaboré un plan composé de deux parties : d'une part un plan de gouvernance et d'autre part une feuille de route pour la justice sociale et l’aide humanitaire, qui a été signée dans le cadre de l’accord. Pour obtenir un consensus avec une participation plus large, nous avons proposé la création d’un organe de contrôle qui jouerait le rôle du pouvoir législatif et d’un pouvoir judiciaire intérimaire pendant la transition. Une fois qu’Haïti aura organisé des élections transparentes, il y aura un organe législatif dûment élu et le gouvernement pourra passer par le processus constitutionnel pour nommer le plus haute juridiction, la Cour suprême. Tel est le modèle de gouvernance que nous avons envisagé pour la transition, dans une tentative de rapprochement à l’esprit de la Constitution haïtienne.

    Au début de l’année, nous avions rencontré plusieurs fois Henry afin d’entamer des négociations avec lui et ses alliés. À un moment donné, il nous a dit qu’il n’avait pas l’autorité pour négocier. Il a donc fermé la porte aux négociations.

    Quels sont les défis à relever pour organiser des élections dans le contexte actuel ?

    Le principal défi est l’insécurité généralisée. Les gangs terrorisent la population. Les enlèvements ainsi que les assassinats sont monnaie courante. Les gens ne peuvent pas sortir de chez eux : ils ne peuvent pas aller à la banque, dans les magasins, ni même à l’hôpital. Les enfants ne peuvent pas aller à l’école : la rentrée était prévue pour septembre, puis a été reportée jusqu’à octobre, et maintenant le gouvernement n'annonce même pas quand elle aura lieu. En outre, il y a une situation humanitaire désastreuse en Haïti, qui s’est d'autant plus aggravée avec le blocage du Terminal Varreux, le principal terminal pétrolier de Port-au-Prince. Cet événement a eu un impact sur l’alimentation en électricité et la distribution d’eau, et donc sur l’accès de la population aux biens et services de base. Au milieu d’une épidémie de choléra, les établissements de santé ont été contraints de réduire leurs services ou bien de fermer leurs portes complètement.

    Il y a aussi une polarisation politique et une méfiance généralisée. Les gens se méfient non seulement des politiciens, mais aussi les uns des autres.

    En raison de la pression politique et de l’activité des gangs, les mobilisations citoyennes ont été inconstantes. Or depuis fin août, des manifestations massives ont été organisées pour demander la démission d’Ariel Henry. Les gens ont également manifesté contre la hausse des prix du carburant, les pénuries et la corruption. Ils ont aussi clairement rejeté toute intervention militaire étrangère.

    Quelle est votre position concernant l’appel du Premier ministre à une intervention étrangère ?

    Henry n’a aucune légitimité pour demander une intervention militaire. La communauté internationale peut aider, mais ne peut pas prendre la décision d’intervenir ou pas. Nous devons d’abord avoir une transition politique de deux ans avec un gouvernement crédible. Nous avons des idées, mais à ce stade nous avons besoin de voir cette transition.


    L’espace civique en Haïti est classé « réprimé » par leCIVICUS Monitor.

    Contactez la Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise via sa pageFacebook, et suivez@moniclesca sur Twitter.

COMMUNIQUEZ AVEC NOUS

Canaux numériques

Siège social
25  Owl Street, 6th Floor
Johannesbourg,
Afrique du Sud,
2092
Tél: +27 (0)11 833 5959
Fax: +27 (0)11 833 7997

Bureau pour l’onu: New-York
CIVICUS, c/o We Work
450 Lexington Ave
New-York
NY 10017
Etats-Unis

Bureau pour l’onu : Geneve
11 Avenue de la Paix
Genève
Suisse
CH-1202
Tél: +41.79.910.34.28