Les tensions du multiculturalisme au Canada et les limites du modèle interculturel du Québec

Par Victor Armony, professeur de sociologie et codirecteur de l’Observatoire des diasporas du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie, Université du Québec à Montréal

Le Canada a souvent été mentionné comme un exemple à suivre en matière de politique migratoire, et, plus récemment, comme exception à la tendance internationale de resserrement des frontières et de montée des sentiments xénophobes. Il est vrai que, déjà dans les années 2000, le Canada se distinguait des autres pays occidentaux par la persistance d’une opinion publique majoritairement favorable à l’immigration, alors qu’aux États-Unis et en Europe le discours anti-immigrant, fortement teinté d’une rhétorique antimusulmane, devenait de plus en plus socialement acceptable. Le Canada demeurait, dans un tel contexte, le bastion d’un certain multiculturalisme, ce qui s’est maintenu face à la crise des réfugiés syriens. Le célèbre tweet du Premier Ministre, Justin Trudeau, offrant la bienvenue aux persécutés du monde entier, diffusé le lendemain de l’adoption par le gouvernement Trump du décret interdisant l’entrée des ressortissants de plusieurs pays musulmans aux Etats-Unis, a paru en effet confirmer l’exceptionnalité canadienne.

Réalités migratoires au Canada : politique d’ouverture et méritocratie

Rappelons que le Canada continue à recevoir plus d’un quart de million d’immigrants par année, proportionnellement plus du double que ceux admis légalement aux États-Unis (soit environ un million, alors que ce pays a dix fois plus d’habitants). Le Canada continue aussi à honorer ses engagements au chapitre de l’asile politique et maintient, avec des limitations, le volet de la réunification familiale. De plus, les Canadiens reconnaissent généralement la valeur de l’immigration, alors que les attitudes négatives s’affirment partout en Europe depuis une dizaine d’années. Car le multiculturalisme bénéficie encore d’appuis solides au Canada, contrairement à ce qui arrive, par exemple, en Allemagne et au Royaume-Uni, où reviennent en force les appels aux « valeurs nationales ». Pour le moment, aucun parti politique significatif au Canada, soit-il au niveau fédéral, provincial ou municipal, n’adopte des positions ouvertement hostiles aux immigrants ou aux minorités. Bref, loin d’être parfait, le Canada se démarque tout de même par un climat encore assez propice à la diversité ethnoculturelle.

Il va de soi que la réalité est un peu plus complexe que cette image idéale d’un pays résolument « ouvert aux immigrants ». Le Canada applique depuis longtemps une politique de sélection (avec un « système de points ») qui repose sur le concept de « mérite ». La plupart des immigrants qui s’établissent au Canada ont été choisis individuellement par le biais d’un processus extrêmement strict, dans lequel l’éducation post-secondaire, l’expérience professionnelle et la maitrise des langues constituent des facteurs décisifs. Les fondements éthiques d’une telle approche sont discutables car, bien qu’on puisse argumenter qu’il s’agit d’une formule « gagnant-gagnant » (les immigrants s’intègrent facilement et la société d’accueil en profite), il n’en demeure pas moins que cette logique répond, d’abord et avant tout, aux intérêts économiques du Canada plutôt qu’à un quelconque principe de justice globale. Aussi, par défaut, cette politique d’immigration a pour effet de puiser dans les couches supérieures des pays d’émigration (attirant les gens de classe moyenne, davantage scolarisés, et peut-être aussi plus « occidentalisés »). Puis, il ne faut pas oublier que le Canada, en raison de sa situation géographique, est capable d’exercer, à relativement bas coût, un contrôle maximal sur ses frontières, les États-Unis jouant le rôle de « mur » au sud et de par les océans à l’est et l’ouest et l’Arctique au nord. Ces constats doivent alors nuancer le mythe du Canada comme un phare d’ouverture dans un monde assombri par le repli sur soi.

En outre, une question qui se pose de plus en plus est celle des menaces qui pèsent sur cette réalité. Le Canada pourra-t-il échapper au tournant anti-immigration et anti-multiculturaliste qui n’arrête pas de se répandre en occident ? En fait, nous pouvons déjà observer certaines indications d’un changement en cours. En premier lieu, il ne faut pas oublier que, avant l’arrivée au pouvoir du parti libéral avec Trudeau à sa tête en 2015, le gouvernement conservateur de Stephen Harper avait opéré des resserrements législatifs et administratifs dans le régime d’immigration, d’intégration et de naturalisation, reflétant une vision beaucoup moins accueillante aux immigrants. Depuis, le gouvernement libéral a, certes, réorienté la politique migratoire, mais les grandes lignes en restent les mêmes, en particulier l’accent mis sur l’attraction de travailleurs en fonction des besoins du marché. Et il n’est pas certain que l’ambiance sociale et politique reste aussi favorable.   L’augmentation inédite des entrées non autorisées de demandeurs d’asile en provenance des États-Unis depuis l’année passée, par exemple, génère des inquiétudes dans plusieurs secteurs de la société. La création récente du « Ministère de la Sécurité frontalière et de la Réduction du crime organisé » représente peut-être un geste maladroit (en associant les idées de frontière et de criminalité), mais il peut aussi être vu comme une réponse gouvernementale aux anxiétés croissantes d’une partie de la population.  On assiste également à une escalade des discours et des mobilisations citoyennes autour des enjeux migratoires, soit pour exiger plus d’ouverture soit pour réclamer plus de contrôle. Inévitablement, les revendications d’une part et de l’autre s’articulent aux questions identitaires, dont celle de la place des minorités dans la société.

Les valeurs d’ouverture et d’égalité à l’épreuve des nouvelles réalités migratoires, l’exemple du Québec

La province francophone de Québec révèle de façon très claire les ambivalences et les contradictions qui sous-tendent ces débats de société contemporains. Comme ailleurs, les positions se font rapidement tranchées et les accusations mutuelles dominent la scène publique. Ainsi, par exemple, des problématiques comme le profilage racial ou la sous-représentation des groupes racisés dans les institutions et les médias deviennent des lignes de fracture dans la population.

Une controverse autour de la discrimination systémique à l’automne 2017 illustre nettement le phénomène. Plusieurs groupes de la société civile québécoise se sont mobilisés depuis quelques années, avec le but d’installer dans le débat public la question des rapports inégalitaires, surtout économiquement, qui affectent les minorités. Ce mouvement s’est heurté à une dynamique sociétale particulière, celle d’une collectivité nationale, à savoir les Québécois d’ascendance canadienne-française, majoritaires et dominants dans la province mais minoritaires au sein du pays entier. Cette collectivité déploie sa culture civique dans la confluence de deux matrices politico-institutionnelles, celle anglo-américaine et celle européenne continentale, ce qui suscite à la fois des élans créateurs et des conflits. Le Québec met en pratique, du moins officiellement, une approche dite « interculturelle », qui vise à se distinguer du modèle multiculturel en vigueur dans le reste du pays. Il s’agit, selon ses défenseurs, d’une forme de compromis entre le pluralisme ethnoculturel caractéristique des démocraties libérales de langue anglaise, et la conception universaliste de la citoyenneté dont la France est la figure emblématique. Ce contexte singulier fait en sorte que les courants de pensée et les concepts émanant du monde anglophone (par exemple, ceux de « privilège blanc » ou d’« appropriation culturelle » parmi les plus récents) sont rapidement adoptés par certains acteurs sociaux et virulemment rejetés par bien d’autres.

En effet, l’establishment politique, médiatique et intellectuel québécois est quasi monolithique dans sa récusation des « dérives » identitaires en lien avec les populations issues de l’immigration, se réclamant d’une vision égalitariste et laïque. Sous cet angle, les revendications fondées sur des identités particulières sont perçues comme une menace à la cohésion sociale, voire aux principes de la modernité. Toute tentative d’expliquer pourquoi les personnes minoritaires qui résident au Québec sont, en moyenne, davantage touchées par la pauvreté et le chômage, moins présentes dans les postes à responsabilité et plus susceptibles d’être ciblées par des comportements intolérants risque de provoquer des réactions d’auto-victimisation chez des membres de la majorité. Il faut pourtant souligner que les Québécois sont, comme les autres Canadiens, généralement favorables à l’immigration, d’autant plus que leur province exerce une autonomie importante au plan de la sélection de ses propres immigrants (plaçant la connaissance de la langue française comme une condition prioritaire). La plupart des nouveaux arrivants s’établissent à Montréal, où les relations interethniques sont plutôt harmonieuses dans l’ensemble. Il n’y a pas de véritables enclaves « raciales » ou de « ghettos » dans la métropole. Malgré l’émergence récente de quelques regroupements suprématistes (en synchronie avec la montée des mouvances nativistes et néonazies aux États-Unis depuis 2016), on constate relativement peu de tensions visibles ou de gestes ouverts d’intolérance.

L’attentat à la mosquée de la ville de Québec en janvier 2017, lors duquel six personnes ont été tuées, représente donc, pour certains, une tragique anomalie, alors que d’autres y voient le symptôme extrême d’un sentiment sous-jacent d’intolérance, qui rarement se manifeste de manière explicite mais dont les conséquences insidieuses sont tout de même néfastes. Suite à cette tuerie, le gouvernement a, enfin, accepté de mener une série de consultations publiques à propos de cette problématique, appelée de vive voix par plusieurs militants antiracistes depuis longtemps. La société québécoise, encore sous le choc, semblait prête à aborder collectivement l’épineuse question. Pourtant, le contrecoup ne s’est pas fait attendre.

Le gouvernement provincial avait, d’abord, mis sur pied un comité-conseil indépendant (sur lequel l’auteur de ces lignes a siégé) chargé d’établir les balises de la consultation. Ce comité a proposé de confier l’essentiel de la collecte de témoignages à des organisations communautaires qui œuvrent auprès des populations vulnérables au racisme et à la discrimination, afin de favoriser le recrutement de participants et d’assurer la création d’espaces sécurisés pour la prise de parole. En d’autres mots, plutôt que nommer des personnalités à haut profil qui parcourent la province en tenant des séances ouvertes aux citoyens et aux journalistes (comme c’est l’habitude pour les grandes consultations publiques au Québec), la démarche proposée prenait en considération le caractère extrêmement sensible du problème sous enquête. Avec cette approche, le comité voulait aussi éviter l’instrumentalisation, la dénaturation ou la banalisation du débat par le gouvernement même ou par les médias. Mais la réponse sociale et politique a été encore plus négative qu’attendu : la levée de boucliers a été si forte que le Premier Ministre du Québec a décidé d’annuler la consultation, en la substituant par une activité anodine de « valorisation de la diversité ». Deux éléments ont été au cœur des critiques adressées au projet de consultation : d’abord, le terme « systémique » – mal compris comme voulant dire systématique plutôt que comme structurel – a été reçu comme le levier d’une accusation de racisme adressée à l’ensemble des Québécois blancs; ensuite, la proposition de donner à des organisations communautaires le mandat de sonder leurs populations locales a été dénoncée en raison du manque de transparence que cela peut supposer. Des commentateurs ont ainsi parlé d’un « chèque en blanc » qu’on serait en train d’offrir aux activistes, comme une chance d’organiser des séances de « Québec-bashing » et de « diabolisation du peuple québécois ».

Au-delà de la discussion, en soi légitime, sur l’équilibre à chercher entre la publicité des échanges et le souci de protéger les témoins, la teneur des propos des opposants à la consultation révèle un sentiment plus profond d’obstacle à l’égalité au sein d’une société. En tant que « majorité-minorité », héritiers d’un peuple dominé et fragilisé, nombreux de ceux qui se sont exprimés viscéralement contre la consultation semblent réticents à assumer leur propre statut de pouvoir et de privilège vis-à-vis d’autres groupes. En ce sens, nous pouvons voir le cas du Québec comme une sorte de laboratoire unique, où divers processus convergent provoquant de vigoureuses dissensions sans pour autant découler sur un ralliement de type national- populiste. En même temps, le contexte québécois et canadien nous indique que, même dans des sociétés citées comme exemplaires en matière migratoire et d’intégration, il est difficile d’amener la majorité native à confronter leur responsabilité devant les injustices structurelles et systémiques qui réduisent les chances d’accès à l’égalité pour les minorités issues de l’immigration. L’écart salarial entre les travailleurs blancs et non-blancs est objectivement démontré par les statistiques officielles. Comment faire passer le message que ces travailleurs blancs ne sont pas, individuellement, des racistes ou des exploiteurs, mais qu’une telle brèche dévoile un rapport inégalitaire dont ils tirent un avantage ?

Il est intéressant de noter que, au Québec, grâce aux formidables avancées du mouvement féministe, la notion de parité salariale entre les sexes (même si pas encore atteinte) ne génère pas de controverse : le fait que les femmes gagnent encore aujourd’hui 18% moins que les hommes en termes de revenu annuel médian est vu comme le résultat d’une injustice, pour laquelle le « plafond de verre » évoque chez les Québécois l’image d’un blocage structurel. En revanche, le constat que les femmes minoritaires – dont la plupart sont issues de l’immigration récente – gagnent 15% de moins que les femmes blanches ne semble pas les amener au même type de conclusion, celle de l’existence d’une barrière systémique. Car bien que cet écart puisse s’expliquer en partie par les défis propres au processus d’intégration (apprentissage de la langue locale, recyclage professionnel, etc.), des différences significatives dans la performance économique entre majoritaires et minoritaires persistent même à niveau d’éducation égal et après une période d’acculturation.

Conclusion : que peut-on alors tirer comme leçon du cas canadien et, plus particulièrement, du contexte québécois ?

Premièrement, quand la population perçoit le système d’immigration comme étant efficace et cohérent avec ses valeurs (peu importe si cette perception correspond entièrement aux faits), les attitudes envers la diversité ethnoculturelle demeurent plutôt favorables si elles l’étaient au départ. Par contre, dès que le public a le sentiment d’une perte de contrôle de la part de l’État en ce qui concerne la gestion de ses frontières, un repli identitaire s’ensuit. Cela est évident partout en occident mais la corrélation se fait plus saillante au Canada, car l’arrivée d’immigrants « non voulus » oblige à reconsidérer les fondements du récit convenu de « l’ouverture » et de la « générosité » au cœur de l’autoreprésentation nationale. La figure de l’immigrant « méritant » est indissociable d’un discours qui, tout en invoquant ces valeurs, priorise nettement les intérêts du pays récepteur.

Deuxièmement, la consultation ratée sur la discrimination systémique et le racisme au Québec illustre les limites de l’ouverture et de la générosité de la majorité : les immigrants en bénéficient à condition qu’ils sachent rester à leur place. Tout se passe comme si l’on attendait d’eux qu’ils s’intègrent individuellement, non pas qu’ils dénoncent l’injustice d’un statu quo qui, pourtant, les pénalise collectivement. Les revendications d’inclusion et d’égalité formulées par ces groupes lorsqu’ils s’organisent et se manifestent sur la scène publique tendent à être reçues froidement, soit comme des gestes d’ingratitude et de déloyauté envers la société qui les a accueillis, soit comme l’expression d’une « politique identitaire » incompatible avec les institutions démocratiques. Au Québec, des médias parmi les plus influents ont déjà pris part activement à la délégitimisation de ces demandes sous prétexte qu’elles promouvraient ce qu’elles disent combattre, en renforçant les séparations ethnoraciales plutôt qu’en rapprochant tous les citoyens dans une appartenance commune sans distinctions d’origine.

Le problème avec cet argument – bien sûr valide dans l’abstrait – est qu’il ne tient pas compte des limites inhérentes au processus démocratique lui-même tel qu’il se pratique au Québec. La représentation démocratique se heurte, en effet, à plusieurs contraintes structurelles qui désavantagent d’emblée les immigrants, dont le poids électoral réduit des circonscriptions urbaines (où se trouvent la plupart des électeurs nés à l’étranger), le manque de proportionnalité dans le résultat du vote populaire (en raison d’un système majoritaire uninominal qui prive les minorités électorales dans chaque circonscription de présence dans le parlement fédéral et dans l’assemblée législative provinciale) et la tendance actuelle des partis politiques à cultiver les divisions sociales autour de certains enjeux controversés (« wedge issues »), généralement liés aux insécurités de la population native. Si les instances représentatives ne reflètent pas suffisamment la diversité ethnoculturelle de la société québécoise, cette absence est encore plus marquée dans l’administration de l’État, dans le système judiciaire et policier ou, encore, dans les conseils d’administration des grandes entreprises, tant publiques que privées. Il est donc difficile d’admettre que la volonté d’une prise de parole par des groupes minoritaires, déjà défavorisés et sous-représentés, puisse constituer une menace à la démocratie et au vivre-ensemble.

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